Extrait Sport & Vie

n o 167 15 aux secondes, malgré leurs exploits, il semble qu’elles soient trop nigérianes pour séduire. Leur dernier titre en Coupe d’Afrique aurait dû nourrir la fierté de leurs compatriotes. Or il n’a rencontré qu’indifférence, du moins jusqu’à ce que les joueuses protestent, ce qui illustre une tendance à l’auto- dénigrement propre aux anciens colo- nisés, que le psychiatre haïtien Frantz Fanon (1925-1961) dénonçait déjà dans les années 50. Dans ses discours, il exhortait les nouvelles nations à ne pas «payer de tribut à l’Europe en créant des Etats, des institutions et des sociétés qui s’en inspirent» (2) . Derrière ces pro- pos sans concession, Fanon invitait les dirigeants des indépendances à ne pas se contenter d’une liberté de jure . Il fallait décoloniser les esprits, les poli- tiques, l’économie, l’éducation, sans se sentir redevable envers l’Occident. A travers les destins contrastés des sportives nigérianes, on découvre que le processus n’est pas achevé, loin de là. François Borel-Hänni Références: (1) “We can’t pay Super Falcons because we didn’t expect them to win”, dans Vanguard Nige- ria , 8 décembre 2016 (2) Les Damnés de la Terre, par Frantz Fanon, Ed. Maspero, 1961 la morosité ambiante, même si elle ne reflète pas le réel. En l’occurrence, nos bobeuses sont beaucoup moins nigérianes qu’américaines. D’origine nigériane certes, mais natives des Etats-Unis où elles ont toujours vécu: Omeoga dans le Minnesota, Onwu- mere au Texas, Adigun dans l’Illinois. Leur équipage est d’ailleurs né sur les pistes américaines d’athlétisme où, l’été, elles pratiquent leurs spécialités: le sprint et les sauts. Les faucons de la farce Vu par la lorgnette du pragmatisme, l’odyssée des bobeuses nigérianes a tous les inconvénients d’un produit d’importation. Il n’apporte aucun bénéfice au pays de destination, ne met en relief ni ses ressources, ni ses talents locaux et restera forcément sans lendemain. Aucune tradition de sports d’hiver ne s’implantera -encore heureux!- sur un territoire où la tem- pérature ne descend presque jamais sous 20°C. La différence de traitement médiatique entre ces bobeuses et les «Super Falcons» est injuste et même choquante. Les premières n’ont qu’à paraître pour attirer la lumière. Quant garanti au Nigeria sa toute première présence au rendez-vous hivernal. Et seulement la quatorzième présence d’un pays africain. Si cette aventure rappelle celle des bobeurs jamaï- cains devenus des vedettes à Calgary en 1988 (*), notre trio a financé la sienne en recourant au crowdfunding (ou levée de fonds sur internet). Exo- tisme, générosité, originalité: tous les ingrédients étaient donc réunis pour offrir aux médias alléchés une «feel-good story» , c’est-à-dire une his- toire réjouissante en contraste avec MALADE COMME UN HOLLANDAIS Septième pays le plus peuplé du monde avec 186 millions d’ha- bitants au dernier recensement, le Nigéria figure en revanche tout en bas de l’indice de corruption nationale calculé par Trans- parency International (136 e sur 176 avec 26 points sur 100). Indépendant depuis 1960, le Nigeria est pourtant assis sur de gigantesques réserves d’hydrocarbures, ce qui lui a valu d’être victime de la fameuse maladie hollandaise (*) voulant qu’un pays bénéficiant d’une manne de ressources naturelles y inves- tisse toutes ses forces vives au détriment de la consolidation de son économie primaire: agriculture, manufacture, santé, etc. Bilan des courses, le Nigéria est non seulement dépendant d’une seule ressource financière mais l’arrivée massive de devises étrangères rend le coût de la vie beaucoup trop élevé pour la majorité de sa population. La province de Lagos, capitale démographique, constitue à elle seule la septième puissance économique du continent tandis que les autres régions peinent à assurer les services de base, faute d’infrastructures. Il résulte de ces tares de naissance un demi-siècle d’économie de la pré- dation mis en musique par des dictatures militaires approuvées par l’Occident, le tout sur fond de conflits civils pour l’accapa- rement du pétrole, le plus connu étant celui du Biafra (1967- 1970), du nom de ce territoire sécessionniste situé sur le delta du Niger. Restons cependant optimistes pour le Nigéria qui a assisté fin 2015 à la toute première transition démocratique de son histoire quand Muhammadu Buhari a succédé à Goodluck Jonathan à l’issue d’élections estimées justes et fiables. Certes, fin 2017, on a découvert que Buhari nommait des morts à des postes de haute responsabilité. Mais du moins peut-on le lui reprocher sans rien risquer. FB-H (*) Ce phénomène est ainsi nommé car sa première occurrence remonte au milieu du XX e siècle quand furent découverts d’importants gisements de gaz naturel près de Groningue, au nord des Pays-Bas. Ce qui fait dire aux cyniques que l’Afrique imite absolument tout de l’Occident, même ses crises économiques! (*) L’épopée des bobeurs jamaïcains est contée dans le fameux film Rasta Rockett ( Cool Runnings en anglais) sorti en 1993. Depuis, d’autres nations sans neige ou presque se sont servi du bobsleigh pour participer aux JO: les Samoa américaines, le Portu- gal ou Porto Rico. Nigéria, un pays victime de ses richesses Omeoga, Adigun et Onwumere: un fauteuil pour deux

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