Extrait L'Objet d'Art

6 L’OBJET D’ART I HORS-SÉRIE O 142 À ce propos, quel rapport Lautrec en- tretient-il avec la modernité ? DD – Il évolue dans ce contexte de mo- dernité : la photographie, la bicyclette, l’automobile. On perçoit tous ces élé- ments dans son œuvre même. C’est le peintre de la vitesse, celle des chevaux, des nouveaux moyens de transport, du rythme de la danse. Cette vitesse se retrouve aussi dans la façon dont il dessine, avec ce trait très nerveux, saccadé, synthétique. La nouveauté de son écriture picturale est également une forme de modernité. À partir de sa formation académique et de ses rencontres artistiques, de son intérêt pour l’estampe japonaise notamment, il développe une manière personnelle, hors de toute école. Son utilisation de la couleur, de la ligne colorée et son dessin allusif sont novateurs. Avec cette exposition, vous tentez de renouveler la vision parfois trop ca- ricaturale que l’on a de Lautrec. Sur quels éléments vous appuyez-vous ? DD – Les témoignages des amis et des contemporains de Lautrec sont une source majeure. Nous en connaissons trois très précieux. Le premier est ce- lui de François Gauzi, qui était avec Lautrec dans l’atelier de Cormon. Le deuxième est dû à Maurice Joyant, ami, galeriste et exécuteur testamentaire de l’artiste. Enfin, on doit le troisième à Thadée Natanson, le fondateur de La Revue blanche , dont Lautrec était proche. Ces témoignages permettent de restituer le personnage dans un en- vironnement artistique et littéraire. Ils montrent la grande ouverture d’esprit de Lautrec, son absence de conven- tions et sa totale liberté. On dit parfois de Lautrec qu’il est en rupture complète avec ses origines familiales et aristocratiques. Qu’en pensez-vous ? SG – Il est resté fidèle au clan familial, malgré ses choix plastiques et surtout thématiques. Il n’y a pas eu de vraie rupture. D’une certaine manière, l’ex- position montre comment la culture de son enfance – le cheval, la chasse, les valeurs nobiliaires, l’attachement à la France et à un savoir-vivre – l’a mar- qué à jamais. En revanche, il ne suit pas nécessairement les opinions politiques de sa famille. Thadée Natanson, dans le livre qu’il consacre à Lautrec, le dit très bien : le père du peintre est légitimiste et antidreyfusard, ce qui n’est pas le cas du fils. Vous remettez en cause l’idée selon laquelle Toulouse-Lautrec dénonce- rait les vices de la vie montmartroise de la fin du siècle. À votre avis, quelle vision a-t-il de ce monde ? DD – Lautrec ne propose pas une lec- ture sociale du milieu montmartrois, il ne porte pas de jugement critique. Il té- moigne simplement de ce qu’il voit. En revanche, il n’est pas dans une peinture mimétique, il donne une transcription des images qu’il observe, en faisant toujours preuve d’une grande élégance plastique et d’une recherche chroma- tique remarquable. SG – Contrairement à ce qu’on a dit dès l’époque, Lautrec ne se venge pas de son destin funeste en projetant une forme de cruauté sur le monde qu’il peint. C’est peut-être la peinture la plus TOULOUSE-LAUTREC, INVENTEUR DE LA MODERNITÉ L’Anglais au Moulin-Rouge , 1892 Lithographie (2 e état, essai n o 3), 47,4 × 37,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie © BnF

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