Extrait L'Objet d'Art

provenant de musées du monde en- tier, et de collections privées. Sur les soixante œuvres présentées, seules quatre appartiennent au musée national d’Art moderne. Vous accordez aux triptyques une place majeure. Les douze triptyques – à chaque fois trois grandes toiles de deux mètres sur un mètre cinquante – constituent effectivement le cœur de l’exposition ; ils sont d’ailleurs à l’origine même du projet, parti d’un désir de les exposer dans les meilleures conditions. Bacon réalise le tout premier en 1944. S’il y revient très régulièrement dans les an- nées 1960, c’est à partir de 1971, avec les triptyques noirs, que sa maîtrise du format s'affirme. Peindre des triptyques devient son objectif majeur et les pan- neaux uniques s’apparentent souvent à des études réalisées en vue d’un projet de trois tableaux. Dans quelle mesure la littérature est-elle apparue comme nécessaire pour appréhender l’œuvre de Bacon ? La découverte de sa bibliothèque a été l’élément déclencheur. Conservée et in- ventoriée à Dublin, elle comporte plus de mille titres. À la Fondation Bacon à Londres, j’ai découvert que ses livres sont maculés de peinture. L’artiste les a manipulés, annotés ; il en a déchiré certaines pages. Sa relation très privilégiée avec la littéra- ture n’a jusqu’à présent fait l’objet d’au- cune étude systématique, alors que cet aspect est décisif pour comprendre son œuvre. Bacon est allé à contre-courant de la théorie moderne, notamment de- puis l’essai du critique d’art américain Clement Greenberg, « Towards a Newer Laocoon » ([Pour un Laocoon plus actuel], 1940), affirmant que les arts doivent évoluer de manière autonome les uns par rapport aux autres. Toutefois, si Bacon s’inspire de textes, il n’illustre jamais directement une source littéraire. Ce sont chez lui des flashes visuels, des images assemblées qui tiennent compte du mouvement de l’histoire et des idées. Comment restituer le réel, comment trouver une forme synthétique, un geste elliptique capable d’être en prise directe sur l’instinct ? Voilà la grande question de Bacon. Bacon était francophile, et la France le lui rend bien. Oui, il était persuadé d’être mieux com- pris à Paris qu’outre-Manche, ce qui était exagéré compte tenu du fait que la Tate Gallery l’exposa tout de même préco- cement. Le moment surréaliste a été fondateur pour lui et explique son atta- chement à Paris. Les œuvres surréalistes de Picasso qu’il découvre en 1927 chez Rosenberg, comme le cinéma de Luis Buñuel, sont une révélation. C’est très touchant de le voir sur une photographie prise au vernissage de la rétrospective du Grand Palais en 1971, presque « allu- mé de plaisir » face à Masson et Miró, deux grandes figures du surréalisme. La réception de Bacon en France est phénoménale et passe beaucoup par la littérature. Je pense même que cet accès à son œuvre est spécifique- ment français. Kundera, Hervé Guibert, Philippe Sollers, Claude Simon, Deleuze, la planète littéraire française quasiment intégrale s’y intéresse. Eschyle, Nietzsche, T. S. Eliot, Conrad, Bataille, Leiris. Pourquoi avoir choisi ces six auteurs pour envisager le lien de Bacon à la littérature ? L’idée était d’identifier les auteurs dont les propos nous aideraient à mieux com- prendre les intentions artistiques de Triptych [Triptyque], 1970. Huile sur toile, chaque panneau : 198 x 147,5 cm. Canberra, National Gallery of Australia © The Estate of Francis Bacon. All rights reserved. DACS / Artimage 2019. Photo : Hugo Maertens « À partir de 1971 et jusqu’à sa mort en 1992, Bacon atteint dans son œuvre une ampleur et une puissance exceptionnelles. » 7 BACON HORS - SÉRIE L’OBJET D’ART

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