Extrait L'Objet d'Art hors-série

6 L’OBJET D’ART | La collection Morozov Entretien avec Anne Baldassari, commissaire de l’exposition — Quels sont les points communs de ces grandes figures de collectionneurs moscovites ? Ils sont généralement issus de famille serves, ayant souffert dans leur droit et leur chair durant des siècles. Le servage n’est aboli qu’en 1861, soit seulement dix ans avant la nais- sance de Mikhaïl et Ivan Morozov. Autre point commun : ils appartiennent à une branche dissidente de l’orthodoxie russe (les « vieux-croyants »), dont les membres ont été persécutés depuis la fin du XVII e siècle en raison de leur foi. Devenus richissimes en l’espace de quelques générations, ces industriels conservent la mémoire de ce passé doulou- reux. Ils n’oublient pas d’où ils viennent, et savent qu’ils ne sont pas à l’abri des revers de fortune. Cela explique aussi leur remarquable philanthropie. C’est particulièrement vrai dans le cas des Morozov : santé, éducation, formation professionnelle, émancipation des femmes, arts (danse, musique, théâtre, littérature...), leurs largesses concernent tous les domaines. Ils ont une vision très progressiste de la société, militent pour davantage de justice sociale, créent des écoles pour les enfants des ouvriers, améliorent les conditions de travail dans leurs usines... Vous décrivez les Morozov comme des révolutionnaires avant l’heure ! C’est le cas ! La famille Morozov est progressiste enmatière politique et parfois proche des milieux bolcheviques, de Lénine, de Gorki. Les notions de partage et de redistri- bution semblent fondamentales pour eux. Leur cousin, Savva Morozov – c’est lui qui commande à la sculp- trice Anna Goloubkina La Vague , œuvre qui ouvre l’exposition – va jusqu’à écrire que sa classe doit être balayée pour que la révolution sociale ait lieu ! Ces industriels éclairés cherchent à créer un nou- veau monde face à l’obs- curantisme du tsarisme, à transformer radicalement la société, notamment par le biais de l’art. Un art radical, en train de se faire, qui correspond à leur volonté d’innovation. Cela sent la peinture fraîche à Moscou ! — Pablo Picasso , Les Deux Saltimbanques , 1901. Huile sur toile, 73 × 60 cm. Moscou, musée Pouchkine. Photo service de presse © Musée d’État des beaux-arts Pouchkine, Moscou © Succession Picasso 2021 « Ces industriels éclairés cherchent à créer un nouveau monde face à l’obscurantisme du tsarisme »

RkJQdWJsaXNoZXIy MTEzNjkz