Extrait L'Objet d'Art

20 / L’OBJET D’ART HS 122 UN JEUNE MAÎTRE AMBITIEUX Au regard des dimensions spectaculaires de ces deux toiles, il est évident que Tintoret recevait déjà à l’aube de sa carrière l’attention de collectionneurs ou de com- manditaires disposant de grands espaces. On peut s’in- terroger sur les potentiels propriétaires de chacun de ces chefs-d’œuvre : les familles Soranzo ou Grimani comptent parmi les premiers clients de notre peintre ; la toile de Milan se trouvait déjà dans cette ville en 1638 (dans la col- lection du cardinal Monti). Peut-être furent-ils séduits par la virtuosité de ce jeune peintre vénitien ? De même qu’il imposa progressivement sa manière et son tempérament – « un orage, voire même un éclair » disait de lui Marco Boschini ( Le ricche minere della pittura vene- ziana , 1674) – l’artiste s’exerça très tôt à l’autoportrait. Nous le verrons plus loin, cet exercice convenait bien au génie ambitieux, « atypique, capricieux » (Boschini) du jeune Tintoret. L’ Autoportrait de Philadelphie en témoigne : le regard captivant du peintre est une adresse à lui-même, un défi formulé à son endroit, ainsi que le manifeste d’une pein- ture « fulminante » encline à renverser les codes et les schémas traditionnels. L’œuvre s’affirme par un paradoxe des plus fascinants : elle est à la fois un pur produit d’arti- fices picturaux (la touche perceptible dans ses moindres détails, les rehauts de lumière vibrants et mesurés, les gradations et les ombres subtiles) et un portrait défiant la nature, empreint d’une force nouvelle que l’artiste éri- gera en marque de fabrique. On croit entendre les mots de l’Arétin qui en avril 1548 vantait « ses couleurs [qui] sont [comme] chair […] et le spectacle [de ses œuvres] plus vrai que factice ». Est-ce pour cela que l’on a longtemps ignoré la grande composition allégorique jadis propriété de Charles 1 er d’An- gleterre ? Encore aujourd’hui répertoriée parmi les œuvres de Lodewijk Toeput, dit Lodovico Pozzoserrato, un peintre flamand qui fit une heureuse carrière à Trévise à la fin du XVI e siècle, la toile illustre le Labyrinthe de l’amour et est datée des années 1538-1552. Le thème fut parfois repré- senté par les graveurs et dessinateurs des XIV e -XV e siècles. Mais il prend sous le pinceau de Tintoret une dimension inédite, puisqu’il est associé à l’île San Giorgio d’abord – comme le suggérait très astucieusement l’auteur de l’in- ventaire de la collection de Charles II, héritier de Charles 1 er (un « Venetian Pastime in the Island of St George ») – et qu’il est ensuite exécuté de façon très libre et esquissée. Ce parti pris inattendu pour un sujet traditionnel résume assez bien les débuts de Tintoret, « volontaire et rapide » pour reprendre les termes de l’Arétin. Lucas Gassel, David et Bethsabée , vers 1540 (?) Huile sur bois, 51 x 68 cm. Genève, Galerie De Jonckheere © De Jonckheere, Genève – Monaco

RkJQdWJsaXNoZXIy MTEzNjkz