Extrait L'Objet d'Art

3 JUILLET-AOÛT 2021 L’OBJET D’ART Chères lectrices, chers lecteurs, Cette huître, c’est celle d’un célèbre déjeuner inspiré du tableau de Jean-François de Troy conservé au musée de Chantilly et reconstitué dans la salle à manger des intendants du Garde-Meuble de la Couronne, devenu hôtel de la Marine. Il manque à cette mise en scène imaginaire le bouchon suspendu dans les airs de la bou- teille de champagne de Jean-François de Troy, la première représentée dans l’histoire de la peinture : au XVIII e siècle, ce vin tranquille de Champagne, connu depuis le Moyen-Âge, ac- quiert ses bulles de noblesse et prend la qua- lité de « mousseux » - une mousse qu’il a en abondance, explique le Dictionnaire universel de Furetière en 1724, comme le chocolat, la bière et l’eau savonneuse. Mais dans la salle àmanger des intendants, ce bouchon absent et cette huître abandonnée par des convives fantômes, au côté de la table dressée et desmonumentaux bas-d'armoires de Riesener, l’un commandé par le premier intendant, Pierre-Élisabeth de Fontanieu, le découvreur de l’ébéniste, l’autre par son suc- cesseur, Marc-Antoine Thierry de Ville-d’Avray, pose l’éternelle question de la reconstitution des pièces d’une demeure historique : faut-il se limiter aux stricts éléments conservés au risque que les manques en imposent une vision pauvre et faussée ou, au contraire, trouver des équivalents, voire les recréer artificiellement, pour donner l’illusion poétique d’un lieu encore habité malgré l’écart des années ? On n’échappe pas à son temps – et quel que soit le parti choisi, la rigueur scientifique ou la poésie, la vision livrée reste celle de son siècle. L’hôtel de la Marine célèbre sa toute récente ouverture au public et nous lui consacrons, avec les traditionnels itinéraires des expositions de l’été, le dossier principal de ce numéro de L’Objet d’Art de juillet-août. Grâce aumécénat de Bouygues en 2006, l’hôtel de la Marine avait béné- ficié d’une première restauration de ses salons d’apparat du XIX e siècle, et c’était donc aujourd’hui, pour les amateurs de patrimoine, la restauration Sur la table, une huître abandonnée... de ses appartements XVIII e qui était la plus attendue. Elle a été confiée, sous la houlette bienveillante du directeur des Monuments nationaux, Philippe Bélaval, (sonmandat vient d’être renouvelé pour deux ans), aux décorateurs Joseph Achkar et Michel Charrière. Ils se sont improvisés nouveaux magiciens des lieux et ont préféré la poésie à l’extrême rigueur scientifique : le somptueux mobilier des intendants qui a pu être remis en place y côtoie des équivalents décrits par les sources d’archives et chinés chez les antiquaires ; les boiseries d’origine, re- marquablement restaurées (on admire celles du cabinet doré dégagées sous la cuisine en inox qui les recouvrait), semêlent aux soieries anciennes trouvées sur le marché et à celles, contemporaines, peintes à la main et vieillies artificiellement, comme dans la salle àmanger du déjeuner d’huîtres improvisé. Les libertés prises par les décorateurs feront peut-être grincer des dents les puristes, et l’artifice de certaines mises en scène trouver qu’ils ont, un peu trop loin peut-être, poussé le bouchon. Mais l’ensemble reste enchanteur – et ce XVIII e siècle en partie rêvé illustre avec un très grand goût, grâce aussi à la virtuosité des artisans qui y ont concouru, le raffinement d’un âge d’or des arts décoratifs. Au contraire, dans les vastes salons d’apparat du XIX e brillant de toutes leurs dorures, le visi- teur retrouve brutalement le XXI e siècle et ses nouvelles technologies : écrans lumineux où des acteurs emperruqués racontent l’histoire du lieu et tourniquets numériques que les marins auraient sans doute trouvés extra-terrestres, faisant office de miroirs virtuels géants. De gustibus et coloribus non est dispuntandum .... Chères lectrices, chers lecteurs, un excellent été et de très belles visites ! Jean-François de Troy, Le Déjeuner d’huîtres , 1735. Huile sur toile, 180 x 126 cm. Chantilly, musée Condé. © RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / Harry Bréjat ÉDITORIAL

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