Extrait L'Objet d'Art

55 OCTOBRE 2019 L’OBJET D’ART D ans l’histoire sinueuse de l’art européen, Domínikos Theotokópoulos dit El Greco (1541 ?-1614) appartient à la catégorie des revenants. Méconnu de son vivant, hors d’Espagne, il fut bientôt considéré dans son pays d’adoption comme un excentrique avant de sombrer dans l’oubli. Tout en admirant la stature artistique et intellectuelle d’un personnage qu’il qualifie de « grand philosophe aux jugements pénétrants », le maître et beau-père de Velázquez, Francisco Pacheco, qui lui avait rendu visite à Tolède en 1611, ne dissimula pas la réproba- tion que lui inspirait sa peinture. Dans son Arte de la pintura (posthumément publié en 1649) Pacheco écrit : « [...] qui croirait que Domenico Greco esquissât ses peintures, les retouchât, àmaintes reprises, afin de sé- parer et de désunir les couleurs, pour donner ainsi à ses toiles leur aspect de cruelles ébauches, et pour simu- ler un plus grand brio ». Occupant un versant extrême du maniérisme européen, l’art du maître, son coloris acide étaient devenus inintelligibles. Au XVIII e siècle, un Antonio Palomino ( El Parnaso español... , 1714) se fit plus acerbe dans la critique de la manière de Greco qui, désireux de se singulariser de Titien, aurait : « [...] mit tant d’extravagance qu’il arriva à rendre sa pein- tureméprisable et ridicule, tant par son dessin disloqué GRECO L’événement au Grand Palais Longtemps attendue, dans un pays qui concourut activement à la redécouverte de l’artiste à partir du XIX e siècle, cette première rétrospective française restitue Greco dans toute sa grandeur, son irréductible singularité et la démesure de son génie, de ses débuts obscurs en Crète au plein épanouissement de son art à Tolède. / Par Alexis Merle du Bourg que par sa couleur désagréable ». Le long cheminement conduisant jusqu’au renversement complet du goût in- carné par la Grecomania du début du siècle dernier est bien connu. L’engouement pour l’Espagne, l’exacerbation de la sensibilité romantique, la coïncidence (troublante) entre la modernité picturale et la radicalité de son legs portèrent littérateurs et artistes vers cet extravagant dont l’œuvre témoignait d’une « [...] énergie dépra- vée, une puissance maladive, qui trahissent le grand peintre et le fou de génie » (Théophile Gautier, Voyage en Espagne , 1843). Il faudra du temps pour soustraire l’artiste à une lecture « pathologique » – Greco aliéné, paranoïaque, dégénéré, peintre des fous ou, plus bana- lement, astigmate – et appréhender son art en termes de style et non de symptôme. La captation par des pro- jets nationalistes en Espagne, en Grèce, en Italiemême, de ce maître qui n’appartenait de manière exclusive à aucune de ces identités contribua aussi à obscurcir la vision de l’homme et de l’œuvre. La trajectoire de Greco a ceci d’unique qu’elle ne se contente pas de parcourir transversalement toute laMéditerranée. Liant lemonde orthodoxe et la catholicité, elle cristallise d’abord une somme d’expériences picturales d’une rare diversité. Peintre crétois devenu espagnol, Greco fut aussi (et peut-être surtout) un maître italien. Pietà (détail),1580-1590. Huile sur toile, 121 x 155,8 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Collection particulière EXPOSITION

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