Extrait

106 L’art de la pointe sèche Marcellin Desboutin a utilisé au cours de sa carrière diverses techniques de gravure, mais s’il se fit un nom auprès de ses contem- porains, ce fut avant tout comme pointe- séchiste. E. Delaigue, dans un article qu’il consacrait à Desboutin dans les Annales bour- bonnaises , l’expliquait sans détour : « Dans la gravure à la pointe sèche, où Desboutin est passé maître et qu’il a fait sienne en quelque sorte, l’artiste, on le sait, dessine directement sur le cuivre nu avec une pointe d’acier, ce qui exige à la fois une science du dessin et une sûreté de main peu communes et donne à l’œuvre une saveur toute spéciale 1 . » La technique de la pointe sèche consiste à inciser le métal avec un stylet. Les effets sont en fonction de la profondeur du trait, et ce travail de gravure produit des « barbes » de métal qui, lorsqu’elles ne sont pas toutes enlevées par le graveur ou l’imprimeur, pro- duisent un velouté caractéristique lors de l’impression. Desboutin utilisa intelligem- ment cet effet, par exemple dans la chevelure ou les costumes de ses modèles, ce qui est très visible dans les noirs de son portrait de la duchesse Colonna (fig. 104-106). Cette technique a longtemps été employée surtout pour des retouches, notamment de gravures à l’eau-forte. Prenant moins l’encre, elle permet des traits plus fins, moins noirs, et est idéal pour des effets atmosphériques de ciel, pour des carnations, ou simplement pour donner de la profondeur à des paysages par rapport aux éléments au premier plan. La pointe sèche était souvent le « glacis de la gra- vure 2 » ; celle qui venait lui donner son fini, sa consistance, son relief. Quelques graveurs avant Desboutin avaient utilisé la pointe sèche comme une technique à part entière, à l’image de Jacques-Philippe Le Bas, au XVIII e siècle, et du plus fameux, Rembrandt. Mais, c’est dans le dernier quart du XIX e siècle que la technique, non seulement revint à la mode, mais prit aussi le mieux son indépen- dance par rapport à l’eau-forte ou au burin. De nombreux artistes comme Auguste Rodin, Mary Cassatt, Paul Helleu, Edgar Chahine ou encore James Tissot pratiquèrent, en même temps que Desboutin, la pointe sèche pure. Puisque très proche du dessin dans son procédé, elle présente l’avantage de ne pas nécessiter une grande formation pour le peintre qui souhaite la pratiquer. C’est aussi une technique rapide à mettre en œuvre, intéressante pour l’artiste qui souhaite donner un aspect « croqué sur le vif » à sa planche. Clément-Janin expliquait que Desboutin s’intéressa à la pointe sèche par désamour pour l’eau-forte, qui exigeait trop de patience, mais aussi une précision et une rigueur, entre autres lors de la morsure à l’acide, qu’il ne possédait pas 3 . À l’inverse, la pointe sèche est synonyme de liberté, de variété, et elle semble parfaite- ment convenir à un graveur original, a fortiori s’il est portraitiste, genre dans lequel la pointe sèche a souvent été utilisée. Le modèle peut en effet aisément poser pour le graveur, et Edmond de Goncourt évoquait dans son journal une de ces séances de pose, caracté- ristique de la pratique habituelle de Desboutin : « Desboutin a attaqué, avec la pointe, le cuivre à vif, passant à tout moment l’envers de son petit doigt chargé de noir pour se rendre compte de son travail, cher- chant en même temps, ainsi qu’il le disait, la couleur et le dessin, et laissant transpirer son mépris pour l’eau-forte, qu’il appelle de la gravure dans du cataplasme 4 . » La technique de Desboutin A LEXANDRE P AGE 96. Le Capitan , 1895, pointe sèche sur héliogravure, 39,5 × 29,2 cm, collection Brigitte et François Szypula. Défiant le spectateur, Desboutin se présente ici comme le Capitan, célèbre matamore de la commedia dell’arte écrasant son ennemi de son regard fier et menaçant.

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