Extrait Sport & Vie

n o 178 5 on fait de l’émulation, c’est différent. Notre but n’est pas de dégager une hiérarchie mais de s’aider les uns les autres à devenir de meilleurs grimpeurs.» En gros, voilà la nature de nos échanges. C’était un débat un peu formel, je le reconnais. Mais la question reste intéressante et elle s’est aussi posée à d’autres disciplines comme l’aïkido et le parkour (*). A ma connais- sance, ces sports sont les deux seuls dont les fédérations se sont volontairement écartées de l’approche compétitive. A l’époque, nous militions pour que l’es- calade s’engage aussi sur cette voie. Décrivez-nous votre génération de grimpeurs, celle des années 80. C’est assez simple. On se donnait rendez-vous aux rochers du Saussois le week-end et sur les falaises de Buoux, de Mouriès ou encore celles des gorges L’escalade va beaucoup changer, je crois. Et cela a déjà commencé. A l’été 2016, on avait appris simultanément que le sport avait décroché sa reconnaissance olympique et que la Fédération fran- çaise de montagne et d’escalade (FFME) allait se retirer de la plupart des conven- tionnements de falaises naturelles. Il s’agissait d’une coïncidence, non? Sûrement! Mais elle est révélatrice d’un état d’esprit qui privilégie désormais le sport en salle plutôt que la pratique en pleine nature. Car la question du conventionnement est vitale. En clair, il s’agit d’établir une sorte de contrat entre la fédération et les propriétaires privés des sites sur lesquelles on grimpe. Ces textes dégagent ces derniers de toute responsabilité en cas d’accident. Cette solution avait été trouvée dans les années 80 pour maintenir le libre accès aux falaises. Si on abroge ces conven- tionnements, on risque de revenir à l’ancienne situation où les responsabili- tés du propriétaire du site et parfois du maire de la commune étaient engagées en cas d’accident. Du coup, les sites naturels étaient interdits et, pour les grimpeurs, c’était évidemment une cala- mité. Il y a quelques semaines, une péti- tion circulait encore pour contraindre la FFME à prolonger les accords. Elle avait recueilli 15.000 signatures. Par moments, on se croirait revenu aux grandes crises des années 80. Racontez-nous cela. L’escalade était en plein boum à cette époque. L’institution sportive a donc voulu l’encadrer et lui imposer ses normes. Une poignée de grimpeurs dont je faisais partie s’étaient opposés à cette évolution. Ce qui nous heurtait surtout, c’était qu’on considère l’esca- lade libre uniquement comme un sport de compétition, à l’instar des autres dis- ciplines, et qu’on faisait abstraction de toutes ses spécificités. On a donc rédigé et signé un texte que l’on a appelé «Le Manifeste des 19» , une sorte de charte anti-compétition. Comment le texte a-t-il été reçu? Très mal, évidemment. Les gens se demandaient qui étaient ces hurlu- berlus qui refusaient de marcher dans les clous. «En plus, vous-mêmes, vous faites déjà de la compétition!» , nous reprochait-on. «Non» , disait-on, «nous, du Verdon pendant les vacances. On campait sur le plateau. On se ravitaillait une fois par semaine pour être tran- quilles le reste du temps. En France, l’escalade libre s’est surtout média- tisée dans le sud avec en figures de proue des personnalités comme Patrick Berhault (**) et Patrick Edlinger (***). Dans le nord, on grimpait beaucoup à Fontainebleau. On avait formé un petit groupe avec Laurent Jacob, mon frère Marc, quelques amis comme Jean- Baptiste Tribout surnommé «Jibé» , ou encore Fabrice Guillot. On s’était auto- proclamés le «gang des Parisiens» . On grimpait parfois en musique. On s’en- courageait beaucoup. La réussite d’un seul électrisait tout le groupe. On don- nait des noms rigolos ou poétiques aux nouvelles voies. On était bien! (*) Le parkour est une discipline gymnique où l’on se sert du relief de la nature et du mobilier urbain pour se déplacer (lire Sport et Vie n°155). Récemment, le parkour a été placé sous la responsabilité de la Fédération française de gymnastique, ce qui a désolé certains «traceurs», exactement comme l’ont été les pionniers de l’escalade lors de la codification de leur sport au milieu des années 80. (**) Patrick Berhault était guide de haute mon- tagne. Il a popularisé le «style Berhault» , une façon d’escalader les pics les plus difficiles à toute vitesse et souvent en solo. Son dernier projet consistait à enchaîner les 82 sommets alpins à plus de 4000 mètres. Il a fait une chute mortelle dans une voie facile le 28 avril 2004, après le sommet numéro 64. Probablement la fatigue! Il avait 46 ans. (***) Patrick Edlinger était une star des années 80, figurant régulièrement au classement des person- nalités préférées des Français. Grimpeur extraordi- nairement doué, il a ouvert quelques-unes des voies les plus difficiles en falaise et décroché des titres dans les compétitions en salle. Il est mort chez lui, à Palud-sur-Verdon le 16 novembre 2012, à l’âge de 52 ans, en chutant dans les escaliers. Patrick Edlinger, le grand blond Sans conventionnement, les matelas

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