Extrait Sport & Vie

n o 175 5 l’homme d’affaires américain Warren Buffett: «ce que l’être humain fait de mieux, c’est interpréter toutes les nou- velles informations de manière à ce que ses conclusions antérieures restent intactes». Steven Pinker reprend donc l’idée à son compte et implore ses lecteurs de se défaire de leurs aprioris pour laisser aux idées nouvelles le temps de percoler dans leur esprit et parfois bouleverser leurs anciens schémas d’analyse. Dans le cours de la lecture, on passe ainsi par différents stades qui vont de l’hostilité franche à la moquerie, l’incrédulité, mais aussi au doute et parfois il arrive même qu’on change réellement d’avis sur tel ou tel sujet, ce dont on tire paradoxale- ment une certaine fierté puisqu’on vient de lire que de tels revirements sont exceptionnels. Bref, ce livre a beaucoup de défauts. Et plus encore de qualités! La moindre n’étant pas de redonner de l’optimisme à ceux qui, parmi les plus âgés, culpabilisent à l’idée de léguer une planète bien malade à la généra- tion suivante et à ceux qui, parmi les plus jeunes, la reçoivent en héritage et seront sans doute heureux d’entendre un discours en totale rupture avec le catastrophisme ambiant. A tout bien réfléchir, les boucles de Steven Pinker ne devraient pas être évocatrices de la toison dumouton comme nous le disions dans l’introduction. Mais de la chevelure d’un ange! Cela vous paraît difficile à croire? Il a des arguments, le bougre! Son livre est truffé d’observations, d’anecdotes, de témoignages ainsi que de schémas qui démontrent que le catastrophisme ambiant n’a pas lieu d’exister. Oui, mais le réchauffement climatique? Oui, mais la perte de biodiversité? Oui, mais la raréfaction des ressources? On est tel- lement habitué aux rapports alarmistes qu’on se surprend à vouloir sans cesse le contredire, ce qui explique aussi que la liste des questions qu’on voulait lui poser dans le cadre de cette interview s’allongeait, s’allongeait jusqu’à prendre des proportions vraiment découra- geantes. D’autant que nous ne sommes évidemment pas les seuls à le solliciter. Steven Pinker fait partie de cet aréo- page de penseurs qui comptent dans le monde d’aujourd’hui, un peu comme Yuval Noah Harari ou Thomas Piketty. Après un premier courrier, il nous a poliment priés de nous réfréner un peu. C’est comme ça que notre questionnaire est passé de quatre pages, interligne serré, à deux feuillets seulement, inter- ligne double. Ci-dessous, vous trouverez le fruit de ces échanges et deux encadrés sur des sujets (nucléaire, OGM, vaccins) finalement victimes de cette obligation de concision. Quelques conseils encore à l’attention de ceux qui voudraient se lancer à l’assaut des deux derniers pavés de Pinker (500 pages sans les notes). Soyez bon public! Dans l’introduction du Triomphe des Lumières , l’auteur rap- pelle opportunément cette démons- tration bien connue en psychologie qui veut que l’on ne retienne en général que les informations qui abondent dans le sens de ce que l’on croyait déjà. C’est également le sens de cette citation de D ans un passage du livre, vous faites référence à une popu- lation «d’optimistes congéni- taux» . Est-ce que vous vous incluez dedans? Pas du tout! Je me contente de décrire ce que je vois. Exactement comme le journaliste sportif qui constate qu’une équipe de football est en train de dominer le championnat et qui tente d’en expliquer les raisons à ses lecteurs. Il n’y a aucun optimisme là-dessous, sim- plement un strict report des faits. Reconnaissez-vous tout de même une forme de parti pris dans la rédaction du Triomphe des Lumières ? En français, on appelle cela un «exercice de style» : présenter l’avenir sous son jour le plus séduisant. Non, non, mille fois non. Je m’intéresse à ces matières de façon parfaitement objective. Il se trouve simplement qu’elles ne recèlent rien qui justifie le désespoir ambiant. Lorsqu’on pointe l’espérance de vie sur un graphique, par exemple. On observe qu’elle augmente un peu partout sur Terre! C’est plutôt réjouissant. Ce sont des statistiques. Vous connais- sez la célèbre phrase de Churchill: «je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées» . En l’occurrence, il n’est même pas néces- saire de les falsifier. Les tendances à la hausse sont confirmées par d’autres évolutions favorables comme le recul de l’extrême pauvreté, de l’analpha- bétisme, de la mortalité infantile, du nombre de gens qui souffrent de faim et même des populations qui sont victimes de la guerre contrairement à ce que les actualités nous laissent croire! Je le répète. Tout cela n’a rien à voir avec de l’optimisme ou du pessimisme: ce sont des faits! Pour répondre à votre ques- tion, non, je n’aurais pas pu faire l’exer- cice de style inversé pour démontrer que tout va mal. Simplement parce que cela ne correspond pas à la réalité. Dans son livre La Machine à explorer le temps (1895) , Herbert George Wells décrit une société futuriste qui lui paraît d’abord merveilleuse avant d’en découvrir toute la cruauté. Les gentils Eloïs servent en réalité de bétail aux terrifiants Morlocks. N’est-ce pas aussi le risque d’un ouvrage comme le vôtre: ne pas voir le mal qui couve sous des apparences vertueuses? Pour apprécier les bouquins de Pinker à leur juste valeur, une seule recommandation: soyez bon public! Pas de panique

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