Extrait L'Objet d'Art

3 JANVIER 2023 L’OBJET D’ART Chère lectrice, cher lecteur, Mazarin avait une conception bien particulière de la Justice. Fervent amateur d’art, il appela en France le peintre romain Giovanni Francesco Romanelli (1610-1662) afin de travailler à la voûte de la ga- lerie haute de son palais parisien, l’hôtel Tubeuf, devenue aujourd’hui la galerieMazarine, un des fleurons de la Bibliothèque nationale. Il le chargea encore de décorer « la chambre basse où couche son éminence» de deux allégories cardinales, la Justice et la Prudence. Mais cette Justice commandée à l’artiste italien prend quelque licence avec la bible des modèles allégo- riques, l’ Iconologie , établie au XVI e siècle par le très érudit Cesare Ripa. Mazarin aurait pu, en effet, s’inspirer de son savant recueil et ordonner à l’artiste italien de peindre une Justice rigoureuse, personni- fiée sous la forme d’un squelette, aussi iné- luctable et intraitable que la Mort, ou encore une Justice divine, trônant solennellement dans l’azur – sous les traits, pourquoi pas, de la blonde Anne d’Autriche – sommée d’une couronne et d’une colombe du Saint-Esprit, sa messagère. Que nenni ! La Justice voulue par Mazarin n’a rien de squelettique, ni d’inexorable. On la contemple, alanguie sur sa nuée, les yeux éplorés vers le ciel, le plateau de sa balance déjà biaisé par une volute de fumée ; on se tient prêt à lui apporter une trousse de premier secours si d’aventure elle décidait de se servir de la tranchante hache de licteur sur laquelle elle a négligemment posé sa main et qui vient remplacer l’attribut plus traditionnel du glaive. À la mort de Mazarin en 1661, le duc de Mazarin, époux de la nièce du cardinal, Hortense Mancini, hérita d’une partie du palais. Ultra-catholique, il cacha les parties dénudées des figures de Romanelli sur la voûte de la galerie haute par des voiles de pudeur et vandalisa la collection d’antiques du cardinal en faisant marteler les parties jugées impudiques. John Law racheta ensuite la totali- té de l’hôtel qui devint le siège de la Banque de France et de la Compagnie des Indes. Lorsqu’il fit faillite en 1720, la Couronne récupéra les bâtiments et y installa la Bibliothèque royale. L’allégorie de la Justice et sa sœur, la Prudence, tout aussi légère, rejoignirent plus tard les collections du Louvre. Le musée du Grand Siècle rend justice à la Justice Croyant bien faire, le musée déposa les deux œuvres au ministère de la Justice. Peu sensible à l’art élégant de Romanelli, ignorant l’illustre prove- nance des tableaux et trouvant peut-être que le visage ainsi présenté des deux allégories n’offrait pas le meilleur exemple de leurs vertus, le chef du matériel du ministère les jugea « inutiles ». Sans autre forme de pro- cès et bien imprudemment d’ailleurs, il décida de les verser au domaine, c’est-à-dire de les vendre, avec un tableau de Joseph-Benoît Suvée, La Liberté rendue aux Arts . Leur appartenance aux collections royales rendait pourtant ces œuvres inaliénables ; quand il s’aperçut de leur disparition en 1832, le Louvre fut donc contraint de les supprimer de ses inventaires. La réapparition de la Justice sur le marché, proposée par la société de ventes aux en- chères Kâ-Mondo le 2 décembre dernier, au- rait donc dû susciter la non-délivrance par le grand département de son certificat d’expor- tation. Elle aurait permis à l’État de négocier le rachat de l’œuvre à un prix raisonnable et de réparer la bévue d’un fonctionnaire insou- cieux, près de 200 ans auparavant. Il n’en fut rien, le Louvre n’étant pas intéressé pour ses collections, la Bibliothèque nationale, dont c’est pourtant un décor historique, non plus. Chers lecteurs, frères humains, quelles que soient les époques, rares sont ceux d’entre nous capables de se hisser sur un nuage pour voir plus loin que midi à sa porte ; il fallut même, au directeur dumusée du Grand Siècle, batailler pour obtenir l’autorisation de préempter l’œuvre, au prixmarteau de 200000€, majoré de 54000€ de frais et du coût d’une restauration non négligeable – la Justice ayant été arrosée (sans mauvais jeu de mots) par la lance des pompiers lors d’un incendie dans la collection particulière où elle se trouvait... C’est cher payé pour rendre justice à la Justice – mais une nouvelle belle acquisition pour lemusée du Grand Siècle, auquel justice a été aussi faite : il a obtenu le 8 décembre dernier l’appellationMusée de France. Tous les meilleurs vœux de la rédaction de L’Objet d’Art pour cette année 2023 ! ÉDITORIAL Giovanni Francesco Romanelli (1610-1662), Allégorie de la Justice , 1646. Huile sur toile, 196,5 x 181 cm. Vente Paris Drouot, Kâ-Mondo, 2 décembre 2022, préemptée par le musée du Grand Siècle pour 254 000 € (frais inclus). © Kâ-Mondo

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