Extrait L'Objet d'Art

3 NOVEMBRE 2022 L’OBJET D’ART Chère lectrice, cher lecteur, « Le notaire, coiffé de nuit [...] profita du moment où sa femme ajustait sur sa tête de quarante-cinq ans une baigneuse à dentelles pour faire les apprêts de la bassinoire, qu’il promena gravement dans son lit » écrit Étienne de Jouy, dans L’Hermite de la Chaussée d’Antin , satire de la vie parisienne publiée dans la Gazette de France . Chère lectrice, cher lecteur, l’hiver s’annonce rude. Hausse des matières premières (qui nous a contraints à augmenter le prix au numéro de votre Objet d’Art ), crise de l’énergie et restrictions sont au programme. Heureusement les amateurs de peintures anciennes et d’objets d’art que nous sommes connaissent l’existence de deux objets encore utilisés au temps pas si lointain de nos grands-mères : la bassinoire et la chaufferette. Emmanchée sur un long cou, comme le héron de la fable, la tête de cuivre martelée de la première, remplie de braises chaudes, vient réchauffer les draps humides. Elle fait aujourd’hui le bonheur des amateurs de brocante. C’est peut-être le mouvement lent et répétitif avec lequel on la promenait dans le lit qui a donné le verbe « bassiner », ennuyer son auditoire par des conseils oiseux – par exemple« jemets un col roulé quand il fait froid », « je baisse, j’éteins, je décale », nouveau slogan gouvernemental voulant nous faire croire à l’invention de l’eau tiède pour économiser le chauffage. La seconde apparaît très souvent dans les scènes d’intérieur. Elle figure au sol de La Laitière de Vermeer, contre la plinthe de carreaux de Delft. Elle aurait pourtant dû ne pas être là. Le Rijksmuseum, qui prépare au printemps sa grande exposition Vermeer (27 peintures sur les 35 de l’artiste) a d’ores et déjà annoncé de nouvelles découvertes sur son chef-d’œuvre : l’artiste hollandais, que l’on imaginait peignant avec une lenteur et uneminutie toute calculée, muré dans le silence intérieur de sa peinture pour échapper au tumulte d’une remuante maisonnée, a en fait apposé sur sa toile une couche préparatoire jamais décelée auparavant : y figure à la peinture noire l’esquisse d’un dessin monté en camaïeu de valeurs claires et foncées. Cette couche sous-jacente révèle, derrière la servante, une étagère porte-cruches, supprimée ensuite par Vermeer, et Éloge de la bassinoire et de la chaufferette par terre, à la place de la chaufferette et des carreaux de faïence, un panier à feu en saule tressé, identique à celui décrit dans l’inventaire après décès de l’artiste. On plaçait dans ces paniers une bassine avec du feu pour se réchauffer et y faire sécher les langes des nouveaux nés : Vermeer, peintre et père de famille, eut 11 enfants, dont 4 morts en bas âge... Ce sont ces « choses »qui changent la face d’un tableau quemet en scène, jusqu’en janvier prochain, l’exposition du Louvre, « Les choses, une histoire de la nature morte ». Depuis la mémorable exposition organisée par Charles Sterling à l’Orangerie en 1952, il n’y avait pas eu de rétrospective sur le sujet. La commissaire Laurence Bertrand Dorléac a choisi d’employer le mot « chose » tant cette histoire de la « nature morte » (appelée plus justement par nos voisins hollandais, anglais ou allemands « vie tranquille ») est restée vivace au fil des âges, de la Préhistoire, avec ses haches gravées du cairn de Gavrinis dans le Morbihan, au XXI e siècle de notre ère. Cette épopée est racontée au Louvre à travers un choix judicieux d’œuvres anciennes, modernes et contemporaines : memento mori romain en mosaïque, étals surchargés du Flamand Joachim Beuckelaer faisant pendant au surabondant Foodscape d’Erro, Coupe de cerises, prunes et melon de Louise Moillon, Panaches de mer, lithophytes et coquilles d’Anne Vallayer- Coster, humble Citron de Manet ... Dans ce vaste panorama, unmagicien insurpassé triomphe encore, Chardin et sa Tabagie , miracle d’équilibre et de poésie. Chère lectrice, cher lecteur, quand vous aurez bassiné, baissé, éteint et décalé, et coiffé votre baigneuse à dentelles ou votre bonnet de nuit, bien calés sur deux oreillers, vous pourrez commencer, à la lumière vacillante de ces chandelles si chères aux peintres de vanités, la lecture de votre Objet d’Art : vous y découvrirez notamment les passions d’un roi amoureux de très, très belles choses, Louis XV à Versailles ! ÉDITORIAL Johannes Vermeer (1632-1675), La Laitière , vers 1660. Huile sur toile, 45,5 x 41 cm. Amsterdam, Rijksmuseum. © Rijksmuseum, Amsterdam

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