Extrait L'Objet d'Art

3 MAI 2022 L’OBJET D’ART Chères lectrices, chers lecteurs, En ce beau mois de mai, traditionnellement consacré à la dévotion mariale, le mu- sée de Cluny rouvre ses portes après deux années de fermeture. Nous y consa- crons un long article dans votre Objet d’Art et un numéro hors-série (à comman- der sur www.faton.fr ). Né en 1844 grâce à l’acquisition par l’État de la collection d’Alexandre Du Sommerard, consacré exclusivement au Moyen Âge depuis la création du musée de la Renaissance à Écouen en 1977, il conserve 24 000 œuvres et en expose 1 600 dans son nouveau parcours désormais chronologique – 1 000 ans d’histoire, ce n’est pas rien ! – et non plus thématique. Notre nouveau souverain fera-t-il de l’inau- guration de cet écrin dévolu au Moyen Âge l’un des temps forts de son entrée en Macronie II ? S’offriraient alors à son regard d’éblouissants chefs-d’œuvre : les vitraux de la Sainte-Chapelle, les têtes des rois de Notre-Dame, la première rose d’orfèvrerie connue, la tenture de la Vie de saint Étienne et celle de la Dame à la licorne (où il décou- vrirait que cette créature fantasmée ne se résume pas à des start-up à plus d’un mil- liard de dollars) ou encore de somptueux ivoires et sculptures illustrant les fastes du gothique international (montrant cette fois, pour la reine vaincue de la Lepénie, l’utopie d’un pays replié sur lui-même et la richesse apportée par la circulation des hommes et des idées). Ému et édifié par tant de beauté, notre pré- sident participera peut-être à la souscription lancée par le musée de Cluny pour acquérir un magnifique Christ en ivoire du XIII e siècle de Giovanni Pisano. Proposé au prix de 2 450 000 €, ce serait la première sculp- ture de ce maître toscan à entrer dans les collections nationales françaises. Il manque au musée 800 000 € pour l’acquérir : les dons sont possibles sur www.helloasso.com jusqu’au 13 juin. 800 000 €, c’est une bagatelle, comparé au prix record de 24,3 millions, chez Artcurial le 23 mars dernier, pour Le panier de fraises des bois de Chardin. Le certificat d’exportation ayant été demandé dans des délais trop courts pour que l’État puisse s’y opposer, Le Louvre a aussitôt annoncé après la vente son inten- tion de le faire classer trésor national. C’est de bonne guerre : d’un côté les mai- sons de ventes s’arrangent pour éviter une interdiction de sortie pénalisante pour leurs enchères, et de l’autre, l’État, en classant les chefs-d’œuvre qu’il n’a pas les moyens de préempter, se ménage un délai de trois ans pour réunir éventuelle- ment la somme (mais au grand dam, évidemment, de leur propriétaire). Le mai du Moyen Âge et des fraises Passé en commission consultative, Le panier de fraises des bois a ainsi recueilli un avis favorable à son classement, confirmé, le 22 avril dernier, par laministre de la Culture de la Macronie I, qui a refusé son certificat de sortie. Cette décision, évidemment, fait débat : le Louvre possède déjà 41 Chardin ; pour- quoi vouloir en ajouter un 42 e ? 24 millions, c’est beaucoup, dans un contexte financier difficile pour le musée ; 10 Christ de Giovanni Pisano pourraient être achetés avec cette somme, etc. Réélu à la saison des fraises, précisément au moment où les gariguettes, maras des bois ou autres reines des vallées bien françaises commencent à arriver sur nos étals, notre fier président du « quoi qu’il en coûte » devrait pourtant, nous semble-t-il, inscrire prioritairement l’achat de ce panier de fruits rouges sylvestres dans sa politique budgétaire. Ce serait un grand geste pour les musées français – ledit panier pouvant aussi venir enrichir les collections d’une institution en région. Il affirmerait sa volonté de valoriser le com- merce de proximité et le « locavore » – les grosses fraises espagnoles étant bien moins goûteuses que les petites variétés de nos ruralités françaises ; Luis Meléndez s’est d’ailleurs peu risqué à les représenter sur ses natures mortes – il leur a préféré les tomates. Ce serait aussi un geste écologique bien plus fort que l’implantation de parcs off shore d’éoliennes – pourquoi tant de haine pour nos horizons marins après le massacre de ceux de nos campagnes ? Les poissons, grands oubliés du débat électoral avec la Culture, ne pourraient qu’approuver. Il y a 41 Chardin au Louvre, et en même temps, qu’un seul panier de fraises des bois du maître de la nature morte capable, par sa seule poésie, de nous ravir loin des tumultes et vains bruissements du monde. « Ô Chardin ! ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. » (Diderot, Salon de 1763 ). Une telle magie, chère lectrice, cher lecteur, n’a pas de prix. ÉDITORIAL Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779), Le panier de fraises des bois , vers 1761. Huile sur toile, 38 x 46 cm. Signé « Chardin » en bas à gauche. Adjugé 24,3 M € chez Artcurial le 23 mars dernier. © Artcurial

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