Extrait L'Objet d'Art

68 L’OBJET D’ART JUILLET-AOÛT 2021 DE LA TABLE AU MUSÉE L’ÉTONNANTE HISTOIRE DES LANGUIERS L’exposition Les Tables du pouvoir 1 qui se déploie pour quelques semaines encore au Louvre-Lens présente, dans sa section médiévale, un curieux objet, point de mire des tables princières d’autrefois, qui n’a pas manqué de susciter la curiosité du public : un languier du XV e siècle. / Par Michèle Bimbenet-Privat, conservateur général au département des Objets d’art du Louvre P rovenant de la collection des empereurs Habsbourg, prêté par le Kunsthistorisches Museum de Vienne 2 (reproduit p. 70), cet objet étrange se présente comme une sorte de petit arbre en argent doré, haut de 27 cm, dont le pied à quatre lobes lancéolés agrémentés d’une frise de trèfles repercés pourrait être celui d’un reliquaire ou d’une croix. Sa tige comporte un nœud de feuilles décroissantes élégamment repliées et nervurées. Au sommet, dont le couronnement porte une magnifique citrine 3 se déploient plusieurs rameaux avec feuillages qui portent en leurs extrémités quinze curieuses petites pierres triangulaires acuminées, tantôt vertes, tantôt grises, les langues de serpents . LA CRAINTE DE L’EMPOISONNEMENT Pour mieux comprendre la raison d’être de ce singulier ornement des tablesmédiévales, il convient de se transporter six ou sept siècles en arrière, dans un monde taraudé par la crainte de l’empoisonnement, « homicide insidieux et désincarné » 4 , en tous points contraire aux valeurs chevaleresques de l'époque. Les banquets, occasions festives de convivialité, exposaient les princes à une telle vulnérabilité que certains n’hésitaient pas à s’isoler lors de cesmoments privilégiés de la vie de cour. Le duc de Bourgogne Charles le Téméraire mangeant seul dans une petite salle le jour de ses noces avec Marguerite d’York, loin des autres convives (y compris de sa propre épouse), ou le roi de France Henri III faisant entourer d’une barrière la table de son dîner pour empêcher qu’on vienne ne serait-ce que lui parler, sont autant d’exemples de la réalité de cette solitude volontaire 5 . Un véritable appareil de précautions s’attachait à la fabrication des mets et à leur transport jusqu’à la table des souverains. On se méfiait de ce qui pouvait se tramer dans les cuisines : « C’est là que rôdent les empoisonneurs », écrit Franck Collard, historien de ces pratiques criminelles. Le fractionnement des opérations de préparation et de service des mets, leur répartition entre les différents acteurs, eux-mêmes employés pour tester les aliments, tour à tour et réciproquement, étaient autant de mesures prises contre les tentatives d’empoisonnement : c’est ainsi que le sommelier goûtait le vin versé par l’échanson dans une tasse, « l’essai », et que l’échanson répétait lui-même cette opération avant de présenter le gobelet au prince. ARTS DÉCORATIFS « Les banquets, occasions festives de convivialité, exposaient les princes à une telle vulnérabilité que certains n’hésitaient pas à s’isoler lors de ces moments privilégiés de la vie de cour. »

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