Extrait L'Objet d'Art

3 JUIN 2021 L’OBJET D’ART Chères lectrices, chers lecteurs, Le temps tant attendu de retrouver le plaisir de contempler desœuvres originales, dans les musées, dans les galeries et dans les salons, loin de la lumière artificielle et calibrée des écrans, est enfin retrouvé ! Parmi les visites qui s’imposent (outre les expositions prolongées qui ne rouvriront que pour quelques jours, comme Hyacinthe Rigaud à Versailles et « Le corps et l’Âme. De Donatello à Michel-Ange » au Louvre), figure celle de la Bourse de Commerce – Collection Pinault, dont l’inau- guration a enfin eu lieu. Les œuvres d’art de l’entrepreneur breton y ont succédé aux blés de la plaine de Luzarches et à ceux de la Brie qui affluaient dans la vieille halle aux grains transformée par l’architecte Henri Blondel à la fin du XIX e siècle. Riche de plus de 10 000 œuvres, sa collection trouve enfin un écrin français, après le projet abandonné de son installation sur l’île Seguin et sa superbe vil- légiature vénitienne. Le lieu a été magnifiquement aménagé et restauré par Tadao Ando, l’architecte fétiche de François Pinault, et Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des Monuments histo- riques. Ornant la coupole et sa verrière, les monumentales allégories des Continents peintes sous la direction d’Alexis-JosephMazerolle brillent de leur éclat d’origine. Dans la rotonde, Tadao Ando a érigé un cylindre en béton ; tout en permettant la création sur son pourtour de galeries circulaires desservant les anciens bureaux de la Bourse devenus salles d’exposi- tion, il dégage de très spectaculaires vues sur la coupole, ses décors et sa verrière. Dans l’espace de la rotonde, c’est une réplique en cire du marbre de Giambologna, L’Enlèvement des Sabines , ornant la Loggia dei Lanzi de la Piazza della Signoria à Florence, qui accueille amateurs d’art contem- porain et de patrimoine ancien. Présentée une première fois lors de la Biennale de Venise en 2011 par l’artiste suisse Urs Fischer, elle avait alors défrayé la chronique : les doigts de la malheureuse Sabine prise dans l’étreinte brutale du Romain cachaient en fait les mèches d’une bougie qui s’était lentement consumée pendant toute la durée de la manifestation. Temps retrouvé, cire perdue Signé « OPVS IOANNIS BOLONII FLANDRI MDLXXXII » (œuvre de Jean de Bologne des Flandres, 1582), le chef-d’œuvre tournoyant de l’artiste maniériste est à la fois regardé comme une extraordinaire prouesse technique et une éventuelle allégorie des trois âges de la vie. La ré- plique en cire d’Urs Fischer, à la taille réelle de l’original (6,50mde haut), offre également plusieurs lectures : 1) La possibilité enfin donnée à la malheu- reuse Sabine d’échapper à son ravisseur – pas de #Me Quoque , hélas, chez les antiques peuples du Latium ! Placée au sommet de la sculpture, c’est elle qui brûle en premier. Le Romain mal intentionné n’embrassera donc que fumée, après s’être, au passage, lui aussi affreusement brûlé les doigts. Tant mieux. 2) Une allégorie flambante des âges de la vie : la jeunesse se consume d’abord, vient ensuite l’âge mûr et enfin la vieillesse, celle de l’homme âgé écrasé par le Romain, puis par les coulures des années consumées. 3) Une vanité contemporaine du début du troisièmemillénaire, dans le droit fil de celles du deuxième millénaire et des chandelles al- lumées des Madeleine de Georges de La Tour. 4) Une image de ce que veut être cette nouvelle Bourse de Commerce : un lieu évidemment dédié aux artistes contemporains, mais sans renier les préoccupations humanistes et philosophiques qui les at- tachent auxmaîtres du passé (comme lemontre d’ailleurs la sélection inaugurale du reste de la collection) – un lieu, somme toute, à l’opposé du white cube aseptisé des musées d’art contemporain. Chère lectrice, cher lecteur, pendant qu’il est encore temps, cueillez, cueil- lez votre Objet d’Art et savourez-en toutes les pages. Car sous la rotonde de la Bourse de Commerce, deux doigts de la Sabine de cire ont déjà fondu et il paraît que, sous la Loggia dei Lanzi, celle de marbre s’abîme, subissant peu à peu l’irréparable outrage des ans et de la pollution... La monumentale sculpture en cire d’Urs Fischer, reproduction de L’Enlèvement des Sabines de Giambologna, trône enmajesté sous la verrière de la Bourse de Commerce. © Urs Fischer / Courtesy Galerie Eva Presenhuber, Zurich. Photo Stefan Altenburger ÉDITORIAL

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