Extrait L'Objet d'Art

3 MAI 2021 L’OBJET D’ART Chères lectrices, chers lecteurs, Du grec ancien kruptòs, « caché », « secret », le mot crypté désigne désormais un marché très spéculatif, le crypto art. Est-ce l’effet des confinements successifs et répétés à travers le monde qui a fait exploser les prix de ces œuvres d’art numériques, les NFT (acronyme de non fungible token ) ? Ils dé- frayent la chronique depuis la vente du fichier jpg de l’artiste américainBeeple, Everydays : The First 5 000 Days : adjugé le 11 mars dernier pour un montant record de 69,3 millions de dollars par Christie’s New York, il a fait de Mike Winkelmann (alias Beeple) l’artiste vivant le plus cher au monde, après Jeff Koons et David Hockney. Curieuse coïncidence, cette folie soudaine a écla- té au moment où commençait la saison des tu- lipes en Hollande, celles-là mêmes qui, il y a plus de trois siècles, ont entraîné la première bulle spéculative de l’Histoire, et vu les plus austères bourgeois hollandais, drapés dans leurs habits noirs, vendre leur âme et leurs économies à la promesse d’éclosion d’un bulbe rare. Le principe des NFT est simple. Un artiste qui crée, par exemple, un dessin numérique sur Internet encourt le risque d’être piraté et de voir sa création dupliquée à son insu. Mais s’il se sert de la blockchain 1 pour crypter et convertir son dessin en « jeton non fongible » (et donc unique), il peut apporter la preuve irréfutable qu’il en est bien le concepteur ; son œuvre viendrait-elle à être copiée que le code consi- gné dans la blockchain, auquel il a seul accès, apporterait la preuve de sa propriété intellectuelle. Et c’est par une transaction sur cettemême blockchain que l’acquéreur éventuel de ce NFT se verrait remettre la clef d’accès à ce précieux code – titre de propriété tout aussi irréfu- table de l’œuvre originale. Vanité des vanités que ce désir d’être le seul et réel possesseur d’un bien virtuel ? Inévitable évolution de la création artistique à l’ère des nouvelles technologies – les supports numériques étant, après tout, un médium comme un autre ? Il n’est pas aisé de répondre, mais que n’eussent connu les maîtres anciens, la blockchain et ses NFT ! Bien des batailles d’experts nous Crypto Léonard auraient été épargnées, Van Meegeren n’aurait jamais pu se faire passer pour Vermeer, les nuits et les jours de Georges de La Tour auraient im- médiatement été reconnus comme étant de la main d’un seul et même artiste et on saurait tout sur le Salvator Mundi de Léonard, vendu en 2011 par Christie’s New York 450 millions de dollars – l’œuvre la plus chère du monde. Son histoire serait pourtant beaucoup plus en- nuyeuse ; on ne débattrait pas sur son authenti- cité, dont rien n'est moins sûr qu'elle ne soit pas certaine, et cetteversionCook (dunomd’undeses anciens propriétaires) aurait d’ailleurs peut-être disparu, engloutie par une montée des eaux pro- voquée par un réchauffement climatique précoce. Car si sécurisants que soient ces NFT, ils gé- nèrent ce qu’on appelle dans le jargon des « frais d’essence », correspondant à l’énergie dépensée pour leur transaction et pouvant parfois atteindre presque deux jours de la consommation électrique d’un foyer américain moyen. Qu’on imaginemaintenant unemultiplication exponentielle de ces jetons dévoreurs d’énergie, c’est une ville comme New York avec ses maisons de ventes qui pourrait se retrouver privée d’électricité, dans le noir, comme dans une crypte. Léonard, franchissant les Alpes à dos de mule avec sa Joconde au mystérieux sourire, était beaucoup plus écologique, comme tous nos maîtres anciens, malgré son goût certain pour une écriture cryptée. Chère lectrice, cher lecteur, dans ce numéro imprimé sur papier répon- dant aux normes environnementales, vous découvrirez en particulier un Philosophe inédit de Fragonard et une chaîne de blocs à l’ancienne : l’extraordinaire tour de chœur de la cathédrale de Chartres qui vient d’être restauré et que l’on peut aller voir, car les églises et leurs trésors restent les seuls musées qui ne soient pas fermés ! 1 Technologie de stockage et de transmission d’informations totalement sécurisée et autonome. Léonard de Vinci, Salvator Mundi, version Cook. Huile sur panneau, 65,7 x 45,7 cm. © Christie’s Images / Bridgeman Images ÉDITORIAL

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