Extrait L'Objet d'Art

3 FÉVRIER 2021 L’OBJET D’ART Chères lectrices, chers lecteurs, Au pays du Lotus bleu, Tintin est multimillionnaire – et le monde est mal fait. Le 15 janvier dernier, le projet de couverture montrant le petit reporter et son célèbre fox terrier dans une potiche chinoise, face à un dragon rouge géant, exécuté à l’encre de Chine, a été adjugé chez Artcurial 3,175 millions d’euros, battant un précédent record de 2,6 millions d’euros, en 2014, pour d’autres dessins d’Hergé. Une Tintinomania qui laisse songeur, car, tout demême, c’est beaucoup d’argent ! C’est, en tout cas, plus de la moitié de la somme qu’il faudrait pour sauver le domaine de Chantilly, légué en 1897 par le duc d’Aumale à l’Institut de France, à la condition de ne jamais en vendre, ni en prêter les trésors. Faisons un bref retour en arrière. En 1830, le cinquième fils du roi Louis-Philippe et de la reine Marie-Amélie hérite de la fortune de son parrain, Louis-Henri-Joseph de Bourbon, le dernier prince de Condé. Il n’a que huit ans. Il se retrouve à la tête d’un fabuleux domaine, avec un grand château qu’il fera reconstruire, des Grandes Écuries (le chef-d’œuvre de Jean Aubert), un parc avec un jardin à la française (dessiné par Le Nôtre), un jardin anglo-chinois (dont le hameau a inspiré celui de Marie-Antoinette à Versailles)... Le jeune duc grandit, mène une belle carrière militaire et surtout devient un extraordinaire collectionneur, l’un des plus grands de son temps. Il constitue un immense cabinet de dessins*, réunit une des plus belles bibliothèques du monde et acquiert d’insignes chefs-d’œuvre, tels les Très riches heures du duc de Berry, le Portrait de Simonetta Vespucci de Piero di Cosimo, Les Trois Grâces de Raphaël, l ’Autoportrait à 24 ans d’Ingres ou encore Le Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy (reproduit dans ce numéro à la p. 49). Ses galeries de peintures anciennes sont si riches qu’on les a qualifiées de seconde collection après le Louvre. Monsieur le président de la République, il faut sauver Chantilly ! Mais aujourd’hui, au pays des œuvres d’art, le duc d’Aumale est fauché. Unemanne s’est tout d’abord tarie prématurément, celle de la Fondation pour la Sauvegarde de Chantilly ; créée en 2005 pour 20 ans par l’Aga Khan, elle a apporté, en complément des aides publiques, 70 millions d’euros pour d’im- portantes campagnes de restauration, dont L’Objet d’Art s’est régulièrement fait l’écho : la perspective de Le Nôtre, la grande Singerie, le Salon demusique, les appartements privés du duc d’Aumale... À la dissolution de la Fondation fin 2019, ont succédé les heures noires de la Covid-19, privant cette fois Chantilly de ses ressources propres : la billetterie du musée et l’événementiel. Depuis le 1 er novembre dernier, plus un sou ne rentre dans ses caisses. Les 130 employés du domaine, les 28 chevaux et poneys – qu’il faut nourrir même en temps de vaches maigres – crient famine, sans soutien aucun : Chantilly ne dépend pas du ministère de la Culture qui a déblo- qué des dizaines demillions pour aider les grandsmusées parisiens ; il ne peut recourirauchômagepartiel,nibénéficierduprêtgarantipar l’État,àcausedeson statut particulier de personne morale relevant du droit public, comme l’Institut de France, placé sous la seule tutelle du président de la République. Sur le site soutenir.domainedechantilly.com , un appel aux dons a été lancé. Il a permis de récolter une cinquantaine de milliers d’euros sur les cinq millions qui manquaient à la fin décembre pour éviter la faillite. Dans l’océan des aides dé- versées aujourd’hui, cinq millions, c’est à la fois beaucoup et peu pour sauver Les Trois Grâces de Raphaël et rendre à Chantilly ses riches heures... Il faut donc espérer que notreprésidentde laRépublique,quiaalloué en septembre dernier 100 millions d’euros supplémentaires à Villers-Cotterêts pour la Cité de la francophonie, entendra aussi les cris du Massacre des Innocents de Poussin, cet autre chef-d’œuvre léguépar leduc d’Au- male à la France... * À LIRE collection Les Carnets de Chantilly, àcommandersurwww.faton-beaux-livres.com Raffaello Sanzio, dit Raphaël (1483-1520), Les Trois Grâces , entre 1504 et 1505. Huile sur toile, 17,8 x 17,6 cm. Chantilly, musée Condé. © RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / Franck Raux ÉDITORIAL

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