Extrait L'Objet d'Art

6 L’OBJET D’ART MAI 2020 Au moment où les musées et les institutions multiplient les visites virtuelles pour faire découvrir, visiter ou revisiter leurs collections et leurs chefs-d’œuvre à un public confiné, L’Objet d’Art a interrogé cinq directeurs d'institutions, en leur soumettant un questionnaire à la manière de Proust qui fait tomber les masques et les dévoile sous un jour différent, moins institutionnel et plus personnel. PHILIPPE BÉLAVAL Depuis 2012, Philippe Bélaval di- rige de main de maître le Centre des monuments nationaux, premier opé- rateur culturel et touristique public en France. Sous sa houlette le CMN a multiplié les projets de grande enver- gure, à l'instar du chantier en cours de l’Hôtel de la Marine. Si vous aviez dû être confiné avec une seule œuvre d’art ou dans une seule salle de votre musée, qu’auriez-vous choisi ? Sans aucun doute à Bel-Ebat, la « bicoque » que Clemenceau a fait aména- ger sur la côte vendéenne pour sa retraite : une atmosphère simple et chaleureuse, un merveilleux jardin fleuri, et le plaisir de lire ou d’écrire face à l’immensité de l’océan At- lantique sans sortir de chez soi. Un rêve hors de portée, hélas ! Comment dirige-t-on une institution pendant le confinement ? C’est très frustrant, car le confinement nous prive des deux compo- santes essentielles de notre activité professionnelle : le contact avec les bâtiments et les collections et la relation avec le public. Même si l’on peut profiter de cette situation hors norme pour faire avancer certaines réflexions ou certains projets, l’on a parfois le sentiment d’évoluer dans un milieu devenu soudain désincarné. Mais il ne faut surtout pas se laisser démobiliser, car à la sortie de l’épreuve, beaucoup de choses seront à inventer ou à réinventer. Quel autre métier auriez-vous pu exercer ? J’aime trop celui que j’ai la chance de faire pour me poser vraiment la question ! Chef d’orchestre, s’il fallait vraiment choisir ? Accorder en- semble des personnes avec des personnalités et des talents différents en vue de la réalisation d’un objectif partagé, c’est quelque chose qui ne me dépayserait pas trop ; et puis, il y aurait la musique... Les initiatives de visites virtuelles de collections se sont multipliées, s’ajoutant à l’offre habituelle des sites Internet. L’expérience de l’œuvre originale est-elle irremplaçable ? Bien entendu, et ce, quels que soient les nombreux mérites de la reproduction numérique. Il y a, dans la relation avec l’œuvre d’art, une dimension sensorielle qu’aucune technique ne sait encore complètement restituer. Cela fait plusieurs décennies maintenant que l’on montre des monuments, des objets d’art sur Internet, et, jusqu’à la pandémie, il n’y avait jamais eu autant de visiteurs dans les villes d’art, les châteaux et les musées : c’est bien que l’on y trouve une expérience que l’on ne trouve pas ailleurs ! Quelle œuvre d’art rêveriez-vous virtuellement d’acquérir ? Disons un tableau de Rembrandt : cela va effectivement demeurer très virtuel ! Quel peintre, artiste ou écrivain auriez-vous aimé être ? J’ai souvent rêvé d’écrire une biographie de Serge de Diaghilev : capable de repérer et de faire travailler ensemble les plus grands créateurs de son époque, entouré de per- sonnages hors du commun, il a fait de sa vie un véritable roman et nous a laissé un héritage artistique insurpassable ! Quels sont, en cette période de confinement et/ou en temps normal, vos livres et vos films de chevet ? Après avoir lu le pénétrant ouvrage consacré par Mona Ozouf à George Eliot, j’avais entrepris, quand le confinement est survenu, la lecture de plusieurs livres de cette romancière dont je me faisais une idée fausse. Je viens notamment d’achever Daniel Deronda , que j’ai trouvé extraordinaire. Une parenthèse dans la littérature d’Europe centrale et orientale qui me retient beaucoup habituellement. Quel bilan et quelles leçons tirez-vous de ces premières semaines de confinement, tant pour votre institution que personnellement et humainement ? Pour les gens de ma génération, et a fortiori pour les plus jeunes, dont l’existence s’est déroulée le plus souvent dans la stabilité et une certaine prévisibilité, cette tragédie marque indiscutablement une rupture, d’autant plus forte qu’elle est largement inattendue. Indivi- duellement et collectivement, le confinement va nous amener à réviser l’échelle de nos critères de jugement et de nos priorités. Nous devons désormais être les accoucheurs d’un avenir à inventer : le patrimoine, qui a survécu à tant de changements, peut nous aider à surmonter ce que cette perspective peut avoir d’inquiétant ! Q LA PAROLE À…

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