Extrait L'Objet d'Art
1 FÉVRIER 2020 L’OBJET D’ART I l y a autant d’individus peu recommandables chez les artistes, les créateurs, les écrivains que chez les plombiers, les comptables, les flics, les chirurgiens et les banquiers, pour ne citer que quelques- uns des métiers composant la diversité des activités humaines – hommes ou femmes. Car la perversité – comme la bêtise – n’est pas l’apanage d’une caté- gorie sociale, d’une couleur de peau ou d’un sexe ; elle frappe indistinc- tement tous les représentants de l’espèce humaine. On peut avoir la réputation sulfureuse d’un Polanski et faire d’excellents films (y compris J'accuse ) ; s’appeler Gauguin, épouser une gamine de 13 ans, avoir plusieurs compagnes de 14 ans (dont une arrachée à l’école des missionnaires jésuites qu’elle fréquentait) et laisser d’éblouissants tableaux colorés ; être, comme Caravage, un délinquant violent, assassin, exhibant de façon obscène son jeune modèle d’une douzaine d’années sous les traits de l’Amour victorieux, et conduire une des plus grandes révolutions picturales de l’art occidental. Et c’est bien ce qui est profondément dérangeant : l’impossibilité de dissocier totalement uneœuvre de l’individu qui l’a créée, ni de totalement faire porter à cette œuvre la noirceur de son auteur : dès lors qu’elle est créée, elle lui échappe et acquiert une réalité autre. Or, inconsciemment, dans un réflexe in- fantile, nous voudrions que les figures tutélaires que nous admirons soient sans faute ni reproche, et quand bien même ces figures avouent ouvertement les pires des ignominies, il est difficile d’ouvrir les yeux et de grandir : le déni individuel et l’hypo- crisie sociale collective l’emportent alors le plus souvent. L'HOMME N'EST NI ANGE, NI BÊTE C’est ce que montre l’admirable livre de Vanessa Springora, Le Consentement ; écrit avec une précision chirurgicale, il analyse l’art de l'extrême manipulation chez les grands pervers (et rend d’autant plus glaçantes les récentes décisions judiciaires de ne pas poursuivre pour viol des adultes ayant abusé de fillettes de 11 ans aumotif de leur prétendu « consentement ») ; il dénonce avec la même force la com- plaisance sociale « par omission » qui peut accompagner de brillantes personnalités dumonde politique, littéraire ou artistique. C’est d’ailleurs cette même complaisance qui a valu à la France d’avoir un ministre de la Culture confessant dans ses écrits un sordide tourisme sexuel. Faut-il pour autant, quand la parole se délie enfin, vouloir mettre les toiles de Gauguin au rebus, comme l’a montré la polémique autour de la récente exposition de ses portraits à la National Gallery de Londres, envoyer au pilon la Mauvaise Vie de Frédéric Mitterrand, bannir l’œuvre d’un Gide ou celle d’un Balthus ? Ou encore, dans un souci politiquement correct, débaptiser une œuvre de son titre original comme cela a été le cas lors de l’exposition « Le modèle noir » au musée d’Orsay, pour lui ôter sa connotation trop colonialiste qui fait pourtant partie inté- grante du contexte qui l’a vue naître ? L’homme n’est ni ange, ni bête ; il peut être, hélas, épouvantablement les deux. Chère lectrice, cher lecteur, respirez : ce nouvel Objet d’Art ne vous présente que des artistes a priori sains et équilibrés – la sculptriceBarbaraHepworth, lepeintreLouis- LéopoldBoilly, bonpèreet bonmari –ou dont la vie (et heureusement peut-être !) reste encore très mystérieuse – CSB, l’ébéniste bavarois virtuose, les frères Van Eyck dont l’extraordinaire retable de L’Agneaumystique vient d’être restauré... Michelangelo Merisi, dit Caravage (1571-1610), L’Amour victorieux , 1602-1603. Huile sur toile, 156,5 x 113,3 cm. Berlin, Gemäldegalerie. © Photo Luisa Ricciarini / Bridgeman Images ÉDITORIAL
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