Extrait Dossiers de l'Art

28 / DOSSIERS DE L’ART 307 É nonçant pour la première fois en 1917 la notion de « défamiliarisation », largement inspirée par l’observation du cubisme et de ses transpositions plastiques et poé- tiques en Russie, le théoricien formaliste Victor Chklovski recourait à la métaphore minérale. Le procédé de défamiliarisation visait, selon lui, « à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de perception 1 », et ce « pour rendre la sensation de la vie, pour ressentir les objets, pour faire de la pierre une pierre 2 ». La pierre exem- plifiait l’objet le plus éloigné de la vie, clos sur lui-même, muet, étranger à l’humain. Faire sentir l’être pierreux de la pierre revenait donc à des compositions aussi closes et inextricables que la pierre elle-même. La peinture de Picasso en 1908 a une densité, une pesanteur et une inextrica- bilité propres à la pierre. Ses figures – dryades, hamadryades, êtres primordiaux – attirent et repoussent à la fois notre identification : elles sont captives d’un monde avant le temps, où les trois règnes de l’ordre naturel se chevauchent, en même temps qu’elles s’en dégagent, accé- dant à un statut individuel. Tantôt ces figures sont encore absorbées dans un paysage minéral compact, fermé et sans issue ( Paysage aux deux figures , 1908) ; tantôt, à peine distinctes les unes des autres, elles se détachent tout juste de la compacité géologique comme dans une catas- trophe diluvienne ( Trois femmes , 1908). n Trois femmes , 1908 . Huile sur toile, 200 x 178 cm Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage Photo © Bridgeman Images PICASSO OU LA modernité FACE À LA PRÉHISTOIRE Comme le rappelle l’exposition qui se tient actuellement au musée de l’Homme, Picasso a été subjugué par les découvertes des peintures rupestres, des roches gravées et des sites mégalithiques. L’art préhistorique n’a cessé dès lors de lui donner matière à créer, en confrontant la modernité de son siècle à la puissance d’un langage venu d’un autre âge. PAR MARIA STAVRINAKI, MAÎTRE DE CONFÉRENCES, UNIVERSITÉ PARIS I – PANTHÉON SORBONNE

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