Extrait Dossier de l'Art

20 / DOSSIER DE L’ART 287 Nous apprenons à aimer La Fontaine dès l’enfance. Il est notre instituteur dans la maîtrise d’une langue difficile, un introducteur aimable dans la littérature et notre cicérone dans un siècle que l’on dit grand, et qui le fut en effet. Le temps a toutefois fait son œuvre, et lire le poète aujourd’hui n’est pas chose aisée, pas seulement pour les enfants deve- nus, par une sorte d’aberration, le public presque exclusif des Fables . Aberration heureuse, au demeurant, puisqu’elle a contribué à dissimuler un secret bien gardé, mais qu’il faut révéler : La Fontaine est, tous siècles confondus, l’un des trois ou quatre plus grands écrivains français et peut-être le plus sensible de nos philosophes. On incline aujourd’hui à réécrire, pour le rendre intelligible, notre patrimoine lit- téraire. Récemment, les pièces de Molière ont été ajoutées sur la liste de ces « traducteurs » scélérats. Ce type d’en- treprise cauteleuse, témoignant d’une sollicitude feinte et d’une vraie condescendance, rendra infranchissable le fossé entre ceux qui par instinct, et surtout parce que la culture de leur famille les y autorise, hériteront d’œuvres formulées dans leur perfection originelle (et s’en trouveront grandis), et ceux qui en seront à jamais privés. C’est accorder peu de confiance au lecteur du XXI e siècle (aux vertus du hasard peut-être) que de le supposer incapable d’être atteint par la sublimité subversive de Tartuffe ou la mélancolie désolée de la fable « L’Ours et l’Amateur des jardins ». C’est surtout mésestimer grandement la puissance d’enchantement du dramaturge et celle, plus insinuante et d’autant moins résis- tible, du fabuliste. Sous une sorte de simplicité bonhomme (un masque, parmi d’autres), La Fontaine dissimule, on le sait, une sophistication extrême du langage qui, jointe à l’emploi d’archaïsmes maniés avec gourmandise, peut rendre la lecture de ses vers pentue. Le lecteur moderne s’en trouvera dédommagé par la connivence qui s’établit bientôt avec un auteur ayant fait vœu de ne pas s’ennuyer et de ne pas ennuyer, et par des textes qui rassasient notre appétit fondamental d’histoires merveilleuses héritées de la Grèce ou de l’Inde. À celles-ci, La Fontaine donne leur forme définitive, parce qu’il les porte à leur point de perfec- tion. Avec ses animaux anthropomorphes (ou ses hommes zoomorphes, c’est tout un), il est, enfin, un maître inégalé de « l’image parlante », si fortement évocatrice qu’elle s’im- prime, indélébile, dans notre mémoire. L’image appelant l’image, l’œuvre de La Fontaine compte parmi les plus – et parfois les mieux – illustrées de notre littérature, tel est le principal sujet de ce Dossier de l’Art . n Félix Lorioux, illustration pour « Le Corbeau et le Renard » ( Fables , livre I, fable 2), tirée d’une édition des Fables présentées par Jean de La Varende et illustrées par Félix Lorioux, Marcus, Paris, 1949. Photo Bridgeman images © adagp, Paris 2021 d’illustration QUATRE SIÈCLES Dossier rédigé par Alexis Merle du Bourg

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