Extrait Dossier de l'Art

DOSSIER DE L’ART 278 / 5 Il y a plusieurs façons pour un peintre d’être de son temps. Quelle fut celle de Tissot ? Marine Kisiel : On est toujours de son siècle quand on essaie de capter l’air de son temps. Tissot perçoit cela dès la toute fin des années 1850, à une période où la peinture française est en grande transformation. Il s’inscrit dans ce moment de réinvention de la pein- ture européenne, où les jeunes peintres se trouvent à la croisée des chemins : formés à l’École des beaux-arts, bercés par l’éclectisme de leur époque, ils com- mencent néanmoins à forger les outils de la modernité picturale. Piochant tour à tour dans l’historicisme d’Henri Leys, dans les archaïsmes du Japon et des pré- raphaélites, Tissot va contribuer à inven- ter la modernité avec Whistler, Degas et Manet, qui sont pour lui des amis. Puis, en suivant la voie des artistes britan- niques du siècle précédent, tel Hogarth, de même que ses contemporains, il développe une peinture narrative dans laquelle il trouve son chemin propre. CyrilleSciama : En 1865, ThéophileGautier dit à propos de Tissot : « On ne naît pas toujours dans son siècle. » Tissot en 1865 était en e"et complètement archaïque. Et il est frappant de voir à quel point, vingt ans plus tard, en 1885, il est totalement de son siècle : il mène des recherches inces- santes, notamment dans le domaine de la gravure ; il travaille à assurer la di"usion de son œuvre. C’est vraiment un homme du XIX e siècle, moderne, bavard, assez vain par certains côtés, aimant le pou- voir et l’argent, très grand voyageur, mais au fond insaisissable, peut-être presque autant que sa peinture. La phrase de Gautier pointe les pre- mières œuvres de Tissot. Mais, à ses débuts, est-il si archaïque que cela ? Paul Perrin : Tissot est aussi de son temps dans sa manière de puiser librement dans les modèles du passé ou de l’ail- leurs. Ses premières œuvres sont archaï- santes : elles visent à recréer un monde de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance. Quand Tissot choisit pour sujets des scènes de la Venise du XIV e siècle, il adapte aussi sa manière de Qu’est-ce qui fait que Tissot soit encore pour une large part un sujet inédit en histoire de l’art ? P.P. : Il est assez rapidement tombé dans l’oubli après sa mort. Il n’a été redécouvert que tard au XX e siècle, par le monde anglo-saxon d’abord, dans les années 1960-1970, puis une dizaine d’années plus tard en France. La première exposition rétrospective sur l’artiste en France est celle du Petit Palais en 1985. M.K. : C’est une question de sources aussi. Tissot meurt en 1902 et la totalité de ses possessions demeure dans sa famille, jusqu’à la grande vente de 1964. Ce n’est qu’ensuite, donc assez récem- ment en définitive, que les tableaux ont commencé à apparaître sur le marché. peindre pour se rapprocher au plus près de Carpaccio ou de Bellini par exemple. Cet archaïsme est tout à fait moderne en ce qu’il s’éloigne des grands modèles classiques français (l’antique, Raphaël). Il y a quelque chose dans les atti- tudes parfois un peu raides de ses figures, dans la manière dont il applique la couleur, favorisant les contrastes de tons vifs, qui incite certains critiques à comparer ses personnages à des « joujoux » de Nuremberg. On comparait alors les tableaux de Courbet à des images d’Épinal et ceux de Manet à des cartes à jouer. À sa manière, Tissot participe de ce débat sur une forme de « naïveté » du regard.

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