Extrait Art et Métiers du Livre

4 AML N° 329 L’ A C T U A L I T É d es expositions À l’occasion d’une exposition à la BnF, l’artiste néerlandais Jan Dibbets sort de l’ombre un étonnant manuscrit carolingien du début du IX e siècle et le fait dialoguer avec une sélection d’œuvres contemporaines pour mieux révéler son inattendue modernité. L’art abstrait n’est pas l’apanage du XX e siècle, insiste Charlotte Denoël, conservatrice en chef des manuscrits médiévaux à la BnF et co-commissaire de l’exposition :«Le Moyen Âge connaît lui aussi une forme d’abstraction dans la mesure où pendant une très grande partie de la période, l’enjeu majeur des artistes était de représenter le divin, l’ineffable, l’indicible. » Le manuscrit De laudibus sanctae crucis, cœur de l’exposi- tion, en fournit la preuve frappante. Rédigée entre 810 et 814 par le moine germanique Raban Maur, cette succes- sion de 28 poèmes figurés glorifie l’ins- trument de la crucifixion d’une façon peu commune : chaque morceau litté- raire fait l’objet d’une mise en scène originale, où les lignes du texte disposé en rectangle, les formes géométriques et les jeux chromatiques se combinent, de sorte à faire surgir de toutes parts la silhouette de la Croix. « Raban Maur a utilisé cette dernière comme matrice de son ouvrage, pour signifier que, de même qu’elle ordonne ici les pages, c’est elle qui ordonne l’univers », explique Charlotte Denoël. Le moine a poussé la complexité en insérerant au sein du poème principal d’autres petits textes à lire indépendamment ( versus intexti ), mis en évidence par des formes ou des couleurs. Il a par exemple utilisé ce procédé pour signer : dans le poème d’ouverture, les lettres encadrées for- ment la phrase Magnentius Hrabanus Maurus hoc opus fecit (« Le grand RabanMaur deMayence a fait cet ouvrage »). Ces jeux littéraires relèguent au second plan les rares représentations figurées. Dans le sillage des Libri Carolini , rédigés quelques années auparavant à l’occa- sion de la querelle iconoclaste, le moine défend ainsi le primat du texte sur l’image, selon lui plus adapté à dire le vrai, car il s’adresse à l’intelligence, et non aux sens. Impressionné par tant de virtuosité, l’artiste néerlan- dais Jan Dibbets a conçu le projet d’exposer ce manus- crit exceptionnel en regard d’œuvres de dix artistes contemporains (dont lui- même), nées 1 200 ans plus tard, de ce même refus du mimétisme. Minimalistes, conceptuelles ou produits du land art, toutes se rap- Make it new. Conversations avec l’art médiéval prochent étrangement de l’écrit carolingien, par leur travail sur des formes simples, le texte ou le nombre limité des couleurs, révélant ainsi son indéniable modernité. Pour mieux s’en rendre compte, le visiteur aura à sa disposition, en plus des cinq copies sous vitrine, deux fac-similés à feuilleter et 12 panneaux reprodui- sant en grand format des pages du manuscrit. Marie-Amélie Blin Make it new. Conversations avec l’art médiéval. Carte blanche à Jan Dibbets, jusqu’au 10 février 2019, BnF-François Mitterrand, quai François Mauriac, 75013 Paris. Du mardi au samedi de 10h à 19h, dimanche de 13h à 19h, fermé le lundi. Tél. : 01 53 79 59 59, site Internet : bnf.fr . Catalogue 112 p., 35 €. De haut en bas : Raban Maur, De laudibus sanctae crucis (Louanges de la Sainte Croix) , vers 847, Latin 2422, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits. © BnF. Franz Erhard Walther, Ort im Feld , crayon et aquarelle sur papier, 1967. © Adagp, Paris, 2018, photo : Courtesy of Franz Erhard Walther Foundation.

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