Extrait Art de l'Enluminure

Un rescapé de la seconde guerre mondiale Tournai, 16 mai 1940, six jours après l’entrée en guerre de la Belgique.Vers quinze heures, la sirène du beffroi fait entendre sa sinistre complainte. Installée à l’étage d’un grand hôtel du XVIII e siècle, à deux pas de la cathédrale, la bibliothèque publique se trouve au cœur même de la ville, au centre de tous les dangers. Inquiet, son personnel se précipite vers les hautes baies donnant sur la place de l’Évêché et scrute le ciel. Des avions survolent l’antique cité, dans un vrombissement infernal. Ils lâchent leurs premières bombes incendiaires à hauteur de la rue Royale, l’une des artères principales deTournai.Devant l’imminence d’un désastre,Lucien Jardez, attaché à la bibliothèque, se décide, avec l’aide du concierge, à transporter dans les sous-sols d’une annexe nouvellement construite vingt-trois manuscrits exposés en permanence dans les vitrines de la bibliothèque. Ce sera leur salut. Car pendant la nuit et toute la journée du lendemain, les bombardements de la Luftwaffe reprennent de plus belle, réduisant en cendres une grande partie du centre historique de Tournai et, avec lui, le bâtiment de la bibliothèque et toutes les collections qu’il recelait. Soixante-dix milles volumes, parmi lesquels cinq cents incunables et plus de deux cent vingt manuscrits, partent en fumée 1 . Le Cartulaire de l’hôpital Saint-Jacques de Tournai faisait-il partie des rescapés ? Était-il conservé dans le bâtiment de la bibliothèque lors de l’offensive allemande ? À vrai dire, on n’en sait rien, car le manuscrit qui, depuis 1930, avait été déposé à la bibliothèque par l’Assistance publique, n’est pas signalé par Jardez. En revanche, sa garde porte une note au crayon, consciencieusement inscrite par un soldat peu après l’entrée de l’occupant dans la Cité des cinq clochers : « Hier eingetragen den 26. Mai 1940 […] Aufsicht!… » (Enregistré ici le 16 mai 1940. Attention !) 2 . Où avait-on trouvé le codex ? Mystère… Cette situation confuse est sans doute à l’origine d’une rumeur qui a couru pendant près d’un demi-siècle : celle de la destruction du Cartulaire dans l’incendie de la bibliothèque de laVille. Le bruit est relayé par André Georges en 1971, dans son ouvrage de référence sur le pèlerinage à Compostelle en Belgique et dans le nord de la France 3 . Dès lors, le manuscrit passe pour un autre quart de siècle sous le radar des études compostellanes. Jan Karel Steppe 4 , toujours bien informé pourtant, n’en a plus connaissance que par une lithographie des frères Vasseur, publiée en 1863, qui ne reproduit que quatre des scènes marginales 5 . Le livre est toujours signalé comme disparu en 2000 6 . De toute évidence, aucun spécialiste de Saint-Jacques-de-Compostelle n’a eu le réflexe d’aller consulter le catalogue des manuscrits de la Ville, publié en 1950 7 . Il mentionne pourtant explicitement le Cartulaire parmi les livres conservés. La redécouverte viendra d’un autre milieu scientifique, celui de l’histoire de l’art, et d’un chercheur qui, n’ayant pas eu connaissance du codex par le biais des études compostellanes, n’a pas non plus entendu parler de sa prétendue « disparition ». Bodo Brinkmann, tout à la préparation d’une thèse sur un enlumineur flamand, le Maître du Livre d’heures de Dresde, visite systématiquement les fonds de manuscrits anciens. C’est à Tournai qu’il localise le Cartulaire de l’hôpital Saint- Jacques et qu’il en attribue le frontispice à « son » enlumineur. Quelques années plus tard, indépendamment de Brinkmann, je le repère à mon tour dans le cadre de recherches sur l’enluminure tournaisienne. Il sera montré pour la première fois au public international en 1996-1997, lors de l’exposition Manuscrits à peintures en Flandre, 1475-1550 8 . Un maître flamand dans une bonne ville de France Enlumineur étonnant que ce Maître du Livre d’heures de Dresde. Il doit son nom à un autre rescapé de la seconde guerre mondiale : un superbe livre d’heures 9 qui, lui, n’a pas traversé indemne les hostilités : le bombardement de Dresde en février 1945 l’a meurtri, non par le feu mais par l’action d’un ennemi collatéral tout aussi redoutable : les eaux déversées par les sapeurs-pompiers pour éteindre l’incendie du Palais japonais. Elles inondèrent les caves où le manuscrit avait été mis en « sécurité » avec ceux de la Bibliothèque de Saxe. Fort heureusement, seules ses marges furent endommagées. 6 Art de l’enluminure Page de droite : Maître du Livre d’heures de Dresde, Martyre de saint Sébastien, Louvain-la-Neuve, Archives de l’université, ms. A 2, f° 103 v°. © IRPA-KIK, Bruxelles.

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