Extrait Art de l'Enluminure

27 C ’est assurément autour de 1140 que la production artistique chartraine a provoqué les conséquences les plus considérables sur le plan stylistique. Comme le montre la grande Bible en deux volumes conservée à la Bibliothèque nationale réalisée à ce moment dans la cité beauceronne, les personnages témoignent d’une profonde régénération par rapport à la production précédente, alors que le répertoire ornemental s’inscrit lui dans une certaine continuité, en prolongeant des pratiques formelles plus anciennes d’une dizaine d’années environ. Mais loin d’être considérés comme dépassés, de façon presque paradoxale, ces motifs gardent l’essentiel de leur force d’attraction : non seulement ils insufflent une nouvelle impulsion à la sculpture romane dans la vallée de la Loire mais, davantage encore tournés vers l’avenir, ils s’imposent comme l’une des sources les plus fécondes pour la première sculpture gothique. La Bible chartraine accorde, en effet, une très large place à une flore luxuriante, à base de gros rinceaux, gorgés de sève, aux tiges vigoureuses et réunies en bouquets par de larges bagues. Les enroulements donnent naissance à des feuilles souvent repliées sur elles-mêmes, gonflées comme des voiles, dont la bordure se découpe en plusieurs digitations arrondies ou à la pointe émoussée, sinon déroulées en forme de crochet pour le lobe terminal. Ces feuillages peuvent également s’étirer en de souples palmettes, déployées comme des crêtes et épousant les courbes sinueuses d’une S. Ou bien encore, ils se replient en forme de cornet, enchâssant parfois une petite feuille ou un fleuron. De ces tiges sortent également des feuilles semblables à des palmes, représentées de face, plus ou moins triangulaires et dont les ramifications se répartissent symétriquement le long de la côte centrale. On remarque encore quelques rares motifs d’entrelacs.Afin d’éviter la moindre lourdeur, la plasticité tout à la fois généreuse et énergique du végétal – qui se manifeste également dans les larges et profondes incisions marquant la naissance des tiges secondaires – est amplement compensée par un traitement de surface d’un raffinement infini : limbe guilloché, orné de galons ou de rangs de perles ; fin réseau striant ou ponctuant les tiges ; bagues traitées comme des broderies. Ces somptueux rinceaux sont encore habités d’oiseaux, de griffons à tête de lion ou d’acrobates nus évoluant parmi les circonvolutions végétales. À quand remonte l’adoption de ces ornements dans le milieu chartrain ? Probablement vers 1130, bien qu’il soit difficile de répondre plus précisément en raison de la disparition de la plus grande partie des manuscrits produits dans la ville durant la seconde guerre mondiale. Cette datation se trouve toutefois confirmée avec la tour nord de la cathédrale élevée à partir de 1134 47 .On retrouve les mêmes types de rinceaux et de feuilles au traitement tout à fait similaire sur les chapiteaux du premier niveau, la partie la plus ancienne de la construction (fig. 1). Précisons encore que la modénature et les chapiteaux de cette tour nord se diffusèrent rapidement en direction de la vallée de la Loire, notamment dans le chevet de Saint-Lomer de Blois, commencé en 1138 48 . Nous venons de le voir, la tour septentrionale conserve l’une des plus anciennes occurrences de ce répertoire végétal chartrain, probablement issu de l’enluminure car plus adapté aux surfaces planes qu’aux volumes contraignants d’une corbeille de chapiteau. Chartres 1140 enluminure, vitrail et sculpture Philippe Plagnieux Ci-dessus : Fig. 1. Cathédrale de Chartres, façade occidentale, tour nord, chapiteaux du rez-de-chaussée. Cl. Ph. Plagnieux. Page de gauche : Cathédrale de Chartres, façade occidentale, portail central, détail de l’ébrasement droit. Cl. Ph. Plagnieux.

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