Extrait Virgule

très intrigué : quel est ce secret ? Après un moment d’hésitation, Basil ouvre son cœur à Lord Henry et lui raconte que, deux mois plus tôt, il a rencontré Dorian Gray – le jeune homme du portrait – lors d’une soirée mondaine chez une dame, Lady Brandon. Basil a été aussitôt subjugué et bouleversé par la beauté de Dorian, s’est lié d’amitié avec lui, et a entrepris de réaliser son portrait ; ainsi, depuis deux mois, ils se voient chaque jour, à l’atelier, où Dorian vient poser. Basil confie à Lord Henry qu’il s’est pris de passion pour son modèle : « Il m’est beaucoup plus qu’un modèle » , avoue le peintre. Et il ajoute : « sa personne m’a suggéré une manière d’art entièrement nouvelle, un mode d’expression entièrement nouveau. » Pour Basil, la rencontre de Dorian Gray a été une révélation, et il éprouve à l’égard du jeune homme, qui ne se doute de rien, une « étrange idolâtrie artistique » : tel est le secret que Basil veut préserver. Lord Henry, qui a écouté avec intérêt les confidences de Basil, se dit impatient de faire la connaissance de Dorian Gray. « – Je ne désire pas que vous le connaissiez » , lui répond le peintre, qui, tout en admirant la vive intelligence d’Henry, se méfie de lui. Car Henry ne prend rien au sérieux, et semble incapable d’éprouver des sentiments pro- fonds ; il y a chez lui une sorte de cynisme pervers qui met Basil mal à l’aise. Le peintre redoute l’influence mauvaise qu’Henry pour- rait avoir sur l’âme naïve et influençable du jeune Dorian. Mais il est trop tard pour évi- ter la rencontre : voici que Dorian Gray arrive à l’atelier… À voix basse, Basil dit à Henry : « Dorian Gray est mon plus cher ami. […] Ne me le gâtez pas ; n’essayez point de l’influencer ; votre influence lui serait pernicieuse. » 13 © akg-images/British Library « L’atelier était plein de l’odeur puissante des roses, et, quand une légère brise d’été souffla parmi les arbres du jardin, il vint par la porte ouverte la senteur lourde des lilas et le parfum plus subtil des églan- tiers. » Cet atelier, un havre de paix dans la grande ville de Londres, est celui du peintre Basil Hallward, qui a un visiteur : Lord Henry Wotton, un aristocratique et élégant person- nage. À demi allongé sur un divan, Lord Henry fume nonchalamment une cigarette, qui se consume en volutes bleutées. Le regard du peintre et celui de son ami convergent vers un même point, un tableau presque achevé posé sur un chevalet au centre de la pièce : « le portrait grandeur nature d’un jeune homme d’une extraordi- naire beauté. » « – Ceci est votre meilleure œuvre, Basil, la meilleure chose que vous ayez jamais faite, dit lord Henry […]. Il faut l’envoyer l’année prochaine à l’exposition de la Grosvenor gallery. – Je ne crois pas que j’enverrai ceci quelque part, répondit le peintre ». Lord Henry s’étonne : pourquoi son ami refuse-t-il d’exposer un tableau si admirable, qui pourrait faire de lui le peintre le plus célèbre d’Angleterre ? « J’ai mis trop de moi- même là-dedans » , déclare alors Basil, ce qui fait rire Lord Henry : il ne voit en effet aucune ressemblance entre le portrait et le peintre ; au contraire, la beauté délicate et encore adolescente du modèle, sa blondeur et son teint d’ivoire velouté de rose contras- tent avec les traits forts et rudes de Basil, et avec ses cheveux charbonneux. Lord Henry n’a pas compris ce que Basil vou- lait dire. L’artiste tente de le lui expliquer : « Tout portrait peint avec le cœur est un portrait de l’artiste, non du modèle. […] Ce n’est pas lui qui est révélé par le peintre ; c’est plutôt le peintre qui, sur la toile colo- rée, se révèle lui-même. La raison pour laquelle je n’exposerai pas ce portrait tient à la terreur que j’ai de montrer par lui le secret de mon âme ! » Lord Henry est alors « Le monde ne verra jamais mon portrait de Dorian Gray ! » © Gaëtan Noir

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