Extrait L'Objet d'Art

L’OBJET D’ART HS N°124 : ÂMES SAUVAGES 27 ers le milieu du XIX e siècle, des intellectuels estoniens voulurent doter leur peuple d’une épo- pée fondée sur la tradition orale, sur le modèle du Kalevala publié en Finlande en 1835. Leur objectif était de démontrer la valeur de leur culture, dénigrée par les élites locales de langue allemande. En quête d’un héros national, Friedrich Robert Faehlmann (1798-1850) se tourna vers le géant Kalevipoeg (le fils de Kalev), dont les exploits étaient connus dans toute l’Estonie. En 1839, il organisa ces légendes en un récit cohérent débouchant sur une fin tragique. Il humanisa le personnage, dont il fit le roi des anciens Estoniens. Il n’eut toutefois pas le temps d’aller plus loin que cette brève esquisse en prose rédigée en allemand. Le projet d’épopée fut repris après sa mort par Friedrich Reinhold Kreutzwald (1803-1882), qui inventa de nou- veaux épisodes et intégra dans son texte en vers tradi- tionnels des extraits de chants populaires authentiques. RÉSISTER À LA GERMANISATION L’épopée définitive parut entre 1857 et 1861. Avec plus de 19 000 vers, c’était l’œuvre la plus imposante jamais publiée en estonien. Kalevipoeg alimenta l’imaginaire collectif au cours de l’éveil national qui débuta dans les années 1860. Il donna aux jeunes Estoniens de l’époque une raison d’être fiers de leurs origines et de résister à la germanisation. Il fallut toutefois attendre une vingtaine d’années pour voir apparaître les premières œuvres d’art inspirées par l’épopée. August Weizenberg (1837-1921) sculpta en 1880 le héros principal, ainsi que sa mère, Linda. La facture classique et l’inspiration antique sont tempérées dans ces deux œuvres par la présence, sur le corps des personnages, de peaux de bêtes symbolisant les temps archaïques, modeste concession au roman- tisme national. Kalevipoeg et Linda sont représentés dans des attitudes relâchées exprimant la langueur ou la rési- gnation, le regard tourné vers le sol. Une copie en bronze de Linda érigée en 1920 à Tallinn, au pied de la colline de Toompea, est devenue une véritable icône nationale. La force physique et l’héroïsme de Kalevipoeg sont davantage mis en évidence dans les statues d’Amandus Adamson (1855-1929), qui le représente en 1896 luttant contre le diable, puis en 1922 enchaîné à la porte de l’en- fer, véritable athlète aux muscles saillants évoquant le célèbre lutteur estonien Georg Lurich (1876-1920). En 1927, Adamson coule dans le bronze un Kalevipoeg victorieux, fièrement appuyé sur son épée, en vue d’un monument commémorant laguerred’indépendancede l’Estonie(érigé à Tartu en 1933, détruit par le régime soviétique en 1950, puis reconstitué en 2003). Nikolai Triik, Lennuk , 1910. Tempera et craie sur papier, 72 x 135,3 cm. Tallinn, musée d’Art d’Estonie. © Stanislav Stepashko V

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